Un Monde Sans Fin
maintenant dans le creux de la main,
ces huit shillings ou quatre-vingt-seize pennies d’argent – c’est-à-dire les
deux cinquièmes d’une livre –, étaient le tout premier salaire de Merthin. Il
aurait dû les compter, mais sa joie était trop grande pour qu’il perde son
temps à cela. Se tournant vers Edmond, il déclara : « Voilà l’argent
que je vous dois.
— Paie-moi seulement cinq shillings. Tu me rendras le
reste plus tard, répliqua celui-ci généreusement. Garde un peu d’argent pour
toi, tu l’as bien mérité ! »
Merthin sourit. Trois shillings à dépenser ! De toute
sa vie il n’avait jamais possédé une telle somme. Il ne savait qu’en faire.
Peut-être achèterait-il une poule à sa mère.
C’était midi, l’heure du dîner. La foule commença à se
disperser. Merthin partit avec Caris et Edmond. Son avenir était assuré. Il
avait fait ses preuves en tant que charpentier. Peu de gens hésiteraient à
l’employer maintenant que le père Joffroi avait créé un précédent. Il pourrait
gagner sa vie. Avoir une maison à lui.
Se marier !
Pétronille les attendait. Tandis que Merthin mettait de côté
cinq shillings pour Edmond, elle apporta un plat de poisson cuit aux herbes qui
fleurait délicieusement bon. Pour célébrer le triomphe du jeune homme, Edmond
versa à tout le monde une rasade de vin doux du Rhin.
« Concernant la construction du pont, nous devons aller
de l’avant, déclara-t-il avec impatience, n’étant pas homme à ressasser le
passé. Cinq semaines se sont écoulées et rien n’a encore été entrepris !
— À ce que l’on dit, le comte se rétablit rapidement,
intervint Pétronille. Le nouveau prieur sera bientôt élu. Il faut que je
demande à Godwyn où en sont les choses. Je ne l’ai pas revu depuis que Carlus
est tombé pendant l’office.
— J’aimerais avoir un plan du pont le plus tôt
possible, poursuivit Edmond. Pour que les travaux commencent tout de suite
après l’élection. »
Merthin dressa l’oreille. « Qu’avez-vous à
l’esprit ?
— Nous savons déjà que ce nouveau pont devra être en
pierre. Je veux aussi qu’il soit assez large pour que deux chariots puissent
s’y croiser. »
Merthin hocha la tête. « Et il faudrait aussi le
pourvoir d’une rampe à chaque bout pour qu’on ne patauge plus dans des mares de
boue à la montée et à la descente.
— Oui. Excellente idée.
— Comment fait-on pour élever un mur en pierre au beau
milieu d’une rivière ? s’enquit Caris.
— Je n’en ai pas la moindre idée, répondit Edmond. Mais
ce doit être possible puisqu’il existe des quantités de ponts en pierre. »
Merthin expliqua : « j’ai écouté des hommes en
discuter. Il faut commencer par installer une structure spéciale appelée
batardeau afin de garder bien au sec l’emplacement où s’élèvera la pile du
pont. C’est très simple, dit-on. Il faut seulement veiller à ce que
l’étanchéité soit parfaite. »
Il s’interrompit, Godwyn venait d’entrer. Le sacristain
n’était pas censé faire des visites en ville. En principe, il ne pouvait sortir
du prieuré qu’avec un motif bien précis. Remarquant son air anxieux, Merthin
supposa qu’il s’était passé quelque chose d’important.
« Carlus s’est retiré de l’élection, annonça le moine.
— À la bonne heure ! s’écria Edmond. Viens
trinquer avec nous !
— Ne nous réjouissons pas trop vite ! répondit
Godwyn.
— Pourquoi ? Le problème est résolu : Thomas
est désormais le seul candidat, et il est favorable à la construction d’un
nouveau pont.
— Thomas n’est pas le seul candidat. Le comte a nommé
Saül Tête-Blanche.
— Ah ! s’exclama Edmond. Et c’est mauvais pour nos
affaires ?
— Oui. Saül est apprécié de tous et il a démontré ses
compétences de prieur à Saint-Jean-des-Bois. S’il accepte de se présenter à
l’élection, les partisans de Carlus reporteront leurs voix sur lui, et il a de
fortes chances de l’emporter. Étant apparenté au comte et ayant été nommé par
lui, il est à croire qu’il agira selon ses désirs. Or le comte peut très bien
voir d’un mauvais œil que nous construisions un nouveau pont qui risque de
faire de l’ombre au marché de Shiring.
— On peut y remédier ? demanda Edmond, sans
chercher à cacher son inquiétude.
— Je l’espère. Il faut envoyer quelqu’un à
Saint-Jean-des-Bois parler avec Saül et le
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