Un Monde Sans Fin
essais. D’une façon ou d’une autre, la nouvelle s’était répandue
et les gens, impressionnés par son bac, se demandaient quelle machine
extraordinaire il avait bien pu inventer cette fois-ci. Une petite foule
s’était rassemblée dans le cimetière, des oisifs pour la plupart, mais il y
avait là aussi le père, Edmond et Caris, ainsi que plusieurs bâtisseurs de la
ville, parmi lesquels Elfric. Rater sa démonstration devant un tel aréopage
d’amis et d’ennemis serait un échec cuisant pour Merthin.
Le pire serait encore qu’il devrait chercher du travail
ailleurs. Pour l’heure, la fabrication de la grue lui avait permis d’éviter ce
malheureux destin. Toutefois l’épée de Damoclès demeurait suspendue au-dessus
de sa tête. Si son système ne fonctionnait pas, les gens en concluraient qu’il
portait la guigne. Ils affirmeraient que les esprits ne voulaient pas de lui en
ville et la pression qu’il subissait déjà s’aggraverait encore. Il lui faudrait
alors dire adieu à Kingsbridge et à Caris.
Tout au long de ces dernières semaines, tandis qu’il mettait
son bois en forme et assemblait ses pièces, il s’était tracassé à l’idée de
perdre sa bien-aimée. Il n’y avait jamais pensé sérieusement auparavant. À
présent, il se rendait compte que Caris était toute sa joie. Par temps
ensoleillé, il n’avait qu’une envie : se promener avec elle. Quand il
tombait sur quelque chose de beau, il voulait aussitôt le lui montrer. Quand on
lui rapportait une drôlerie, il ne pensait qu’à la lui répéter afin de la voir
sourire. Certes, son travail lui procurait du plaisir, notamment quand il
découvrait un moyen intelligent de régler un problème apparemment
insurmontable, mais il s’agissait là d’une satisfaction froide et cérébrale. Le
bonheur d’être avec Caris était différent et il comprenait que sans elle sa vie
ne serait plus qu’un hiver sans fin.
Il se releva. Le temps était venu de démontrer ses talents.
Hormis un détail innovant, sa grue n’avait rien de très
particulier. Comme toutes les machines de ce type, elle était munie d’une corde
reliée à une grande roue qu’un homme, placé à l’intérieur, mettait en mouvement
dès qu’il commençait à marcher. En l’occurrence, cette roue était érigée dans
le cimetière et c’était Jimmie qui était chargé de l’actionner. Après tout un
parcours émaillé de poulies, la corde était reliée à un appareillage en bois en
forme de potence installé tout en haut du mur de l’église, au ras du toit, et
dont le bras immense passait au-dessus du toit. Rien d’inhabituel à tout cela.
La nouveauté, c’était que ce bras de potence comportait un pivot lui permettant
de tourner sur lui-même.
Pour s’éviter le malheureux destin de Howell Tyler, Merthin
s’était ceint à hauteur des aisselles d’une corde qui était accrochée à une
grosse pierre du mur et retiendrait sa chute, le cas échéant. Muni de cette
protection, il avait retiré les ardoises qui recouvraient une partie du toit.
Cette première opération terminée, il avait solidement fixé la corde partant du
treuil à une poutre de la charpente.
« Vas-y ! » cria-t-il vers le bas. Jimmie se
mit en marche aussitôt.
Sa machine allait fonctionner, Merthin en était sûr et
certain, mais il avait quand même le souffle court. Et ce n’est pas sans une
grande inquiétude qu’il surveilla que tout se déroulait comme prévu.
En bas, Jimmie marchait sur le chemin de bois qui tapissait
l’intérieur de la roue. Celle-ci, pourvue de dents asymétriques, ne pouvait
tourner que dans un sens. Au rythme des pas de Jimmie, un frein se déplaçait le
long du crantage. Les dents, limées sur un côté, présentaient une face bombée
et une autre verticale, qui interdisait tout mouvement inverse.
La poutre se souleva lentement. Lorsqu’elle fut totalement
dégagée de la charpente, Merthin cria à Jimmie de s’arrêter.
Le frein bloquant la roue glissa à l’intérieur d’une
encoche. En haut, la poutre resta suspendue en l’air, oscillant légèrement.
Jusqu’ici, tout allait bien. C’était maintenant que les choses pouvaient mal
tourner.
Merthin fit pivoter la grue. Le bras se mit à balancer.
Retenant son souffle, Merthin gardait les yeux fixés sur sa machine. Il savait
que le déplacement de la charge allait lui faire subir une nouvelle contrainte.
Le bois grinça. Le bras effectua un demi-cercle, transportant
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