Un Monde Sans Fin
la poutre de sa
place d’origine à un endroit situé à l’aplomb du cimetière. Un murmure
émerveillé monta de la foule : personne à ce jour n’avait vu de grue
pivotante.
« Retire le frein ! » ordonna Merthin.
Jimmie obtempéra. La roue recommença à tourner, déroulant la
corde, et la charge s’abaissa progressivement, un pied après l’autre, dans un
mouvement saccadé.
La foule suivait l’opération dans le plus grand silence.
Elle accueillit l’atterrissage de la poutre par un concert d’applaudissements.
Jimmie alla détacher la corde.
S’autorisant un instant de triomphe, Merthin descendit à bas
de son échafaudage sous les ovations de l’assistance. Caris l’embrassa. Le père
Joffroi vint lui serrer la main. « C’est une merveille de machine. Je n’ai
jamais rien vu de semblable !
— Forcément ! répondit Merthin. Puisque je l’ai
inventée ! »
D’autres hommes vinrent le féliciter. Tout le monde se
réjouissait d’avoir été parmi les premiers à voir ce phénomène – tout le monde
sauf Elfric, resté en retrait et qui faisait grise mine.
Merthin ne lui prêta pas attention. Il dit au père
Joffroi : « Nous étions convenus que vous me paieriez si la machine
fonctionnait.
— Je vais le faire volontiers. Je te dois huit
shillings jusqu’à la date d’aujourd’hui. Plus vite tu descendras le reste du
toit, plus heureux je serai ! » Il ouvrit la bourse attachée à sa
taille et en sortit des pièces de monnaie enfermées dans un chiffon.
La voix d’Elfric s’éleva : « Un instant, je vous
prie ! »
Tous les regards se tournèrent vers lui.
« Vous ne pouvez pas payer ce garçon, père Joffroi. Il
n’est pas charpentier. »
Merthin se révolta intérieurement. C’était un comble !
On n’allait quand même pas interdire de le payer, alors qu’il avait rempli son
engagement ! Mais Elfric se souciait comme d’une guigne d’être équitable
ou pas.
« Bêtise que cela ! rétorqua le père Joffroi.
Merthin a réalisé ce qu’aucun autre charpentier de la ville n’est capable de
faire.
— Peu importe. Il n’est pas membre de la guilde, un
point c’est tout !
— Je ne demande pas mieux que d’y entrer, intervint
Merthin, mais vous ne m’accepterez pas.
— Telles sont nos prérogatives ! »
À quoi le père Joffroi riposta : « j’affirme que
c’est injuste et bien des gens en conviendraient. Cela fait six ans et demi que
Merthin est apprenti et ne reçoit pour salaire que pitance et de la paille sur
le plancher d’une cuisine, quand il est de notoriété publique qu’il accomplit
le travail d’un maître charpentier depuis des années. Vous n’aviez pas le droit
de le chasser sans lui remettre d’outils ! »
Un murmure d’assentiment s’éleva des hommes rassemblés
autour d’eux. L’opinion générale était qu’Elfric s’était montré trop dur. Mais
cela ne l’empêcha pas de répliquer : « Avec tout le respect dû à
votre révérence, c’est à la guilde d’en décider, pas à vous !
— Très bien, fit le père Joffroi en croisant les bras.
À vous entendre, je ne devrais pas payer Merthin, qui était le seul homme en
ville capable de réparer mon église sans que je sois obligé de la fermer. Eh
bien, j’agirai à ma guise. Libre à vous de me traîner devant les
tribunaux ! » Sur ces mots, il remit à Merthin la somme convenue.
Le visage tordu par le dépit, Elfric réagit aussitôt.
« Quelle justice peut-on attendre d’un tribunal ? Quelle chance a un
laïc comme moi d’obtenir un jugement équitable contre un prêtre dans un procès
instruit par des moines ? »
À ces mots, la foule manifesta un certain revirement en
faveur d’Elfric, tant il était fréquent qu’un grand nombre de sentences
favorisaient injustement le clergé.
Mais le père Joffroi s’exclama : « Quelle chance a
un apprenti comme Merthin d’obtenir gain de cause dans un jugement rendu par la
guilde ? »
Des rires fusèrent. La populace appréciait les joutes bien
menées.
Elfric était vaincu. Contre Merthin, il l’aurait remporté
devant n’importe quel tribunal, mais contre un prêtre, ce n’était pas aussi
évident. Il bougonna avec ressentiment : « Ce n’est pas un bon jour
pour la ville lorsque les prêtres apportent leur soutien aux apprentis qui se
soulèvent contre leurs maîtres ! » Sur ces mots, il partit, admettant
sa défaite.
Ces pièces qu’il avait
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