Un Monde Sans Fin
cousine. Par son
intelligence, Caris avait réussi à lui extirper sa véritable appréciation de la
situation, chose qu’il n’aurait jamais avouée à quiconque.
Mais il était heureux de pouvoir parler à sa mère. C’était
la seule personne au monde à ne pas douter qu’il puisse remporter ce combat.
Elle lui insufflerait confiance et lui indiquerait peut-être quelques idées de
stratégie.
Il découvrit Pétronille dans la grande pièce du bas, assise
à la table dressée pour deux couverts. Il y avait là du pain, de la bière
anglaise et un plat de poisson salé. Il posa un baiser sur son front, récita
les grâces et s’assit pour manger. Mais auparavant, il s’accorda le plaisir
d’un instant de triomphe. « Ça y est, dit-il, je suis enfin le prieur élu
et nous pouvons dîner ici, dans la maison du prieur.
— Mais Roland n’a pas baissé les armes.
— La lutte est plus dure que prévu. Mais le pouvoir
d’un comte se borne à désigner le prieur, pas à l’introniser. Que la personne
désignée par lui ne soit pas élue n’a rien d’extraordinaire ni d’anormal.
— La plupart des comtes se soumettraient, mais pas lui.
Il se croit supérieur à tout le monde. »
Il y avait dans la voix de Pétronille une amertume qui
devait remonter à plus de trente ans, à l’époque de ses fiançailles rompues, se
dit Godwyn en voyant sa mère sourire d’un air vengeur. Elle ajouta :
« Il verra bientôt combien il a eu tort de nous sous-estimer.
— Il sait que je suis votre fils.
— Cela doit jouer un rôle. Tu lui rappelles
probablement qu’il s’est comporté de façon déshonorante à mon égard. Cela
suffit pour qu’il te haïsse.
— C’est honteux. » Baissant la voix au cas où un
serviteur écouterait de l’autre côté de la porte, il enchaîna :
« Jusqu’à maintenant, votre plan a fonctionné parfaitement. Ne pas
présenter ma candidature et discréditer les autres se sont révélés une idée
brillante.
— Peut-être. Mais nous pouvons encore tout perdre. Tu
as parlé à l’évêque ?
— Je lui ai rappelé la scène avec Margerie. Il a été
effrayé, mais pas au point de tenir tête à son père, semble-t-il.
— Il a tort. Si l’affaire venait à se savoir, il ne
connaîtrait pas le pardon. Il terminerait sa vie comme sieur Gérald, modeste
chevalier, pensionnaire d’un prieuré. Ne le comprend-il pas ?
— Il doit penser que je n’aurai pas le front de révéler
ce que je sais.
— Alors tu dois aller le dénoncer au comte.
— Dieu du ciel ! Sa fureur sera colossale !
— Tu resteras de marbre. »
C’était ce genre de phrases, auxquelles il avait droit
chaque fois, qui lui faisaient tant appréhender les rencontres avec sa mère.
Pétronille voulait toujours qu’il soit plus audacieux, qu’il prenne plus de
risques, et il n’avait jamais la force de refuser.
Elle enchaînait : « Si l’on venait à apprendre que
Margerie n’est pas vierge, le mariage serait rompu. Et cela, Roland ne le veut
pas. Il sera bien obligé de t’accepter comme prieur, c’est un bien moindre mal.
— Je m’en serai fait un ennemi pour le restant de mes
jours.
— C’est déjà le cas. »
Maigre consolation, pensa Godwyn mais il ne discuta pas. Sa
mère avait raison, et il le comprenait.
Il y eut un petit coup à la porte et dame Philippa fit son
entrée.
Godwyn et Pétronille se levèrent.
« Je dois vous parler, déclara-t-elle à Godwyn.
— Puis je vous présenter ma mère,
Pétronille ? »
Celle-ci fit une révérence. « Mieux vaut que je me
retire, madame. À l’évidence, vous êtes ici pour sceller une affaire. »
Philippa lui retourna un regard amusé. « Si vous en
savez autant, vous savez déjà tout ce qui est important. Peut-être vaudrait-il
mieux que vous restiez. »
Comme les deux femmes, debout, se faisaient face, Godwyn ne
put s’empêcher de noter leur similitude : elles avaient la même taille, le
même physique de statue et le même air impérieux. Philippa était plus jeune,
naturellement, d’une vingtaine d’années et l’autorité détendue et amusée qui
émanait d’elle différait de la détermination blessée de Pétronille. Peut-être
parce que dame Philippa était mariée et Pétronille veuve. Philippa était une
femme de caractère qui exerçait son pouvoir par le biais de son mari, le
seigneur William, alors que sa mère déployait son influence à travers son fils.
Moi-même,
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