Un Monde Sans Fin
blessés, après
l’effondrement du pont. Elle pense que j’ai un don naturel pour ça.
— C’est vrai. Moi aussi, je l’ai remarqué.
— J’ai seulement fait ce qu’elle m’ordonnait.
— Oui, mais les malades avaient l’air de se porter
mieux dès que tu leur parlais. Et tu les écoutais toujours avant de leur dire
ce qu’ils devaient faire. »
Elle passa la main dans les cheveux de Merthin. « Je ne
pourrais jamais être bonne sœur. Je t’aime trop.
— Tiens, dit-il en regardant le triangle des poils de
Caris qui était d’un roux foncé pailleté d’or. Tu as un grain de beauté ici. À
gauche, près de la fente.
— Je sais. Je l’ai depuis que je suis toute petite. Je
trouvais ça affreux. J’ai été bien contente quand mes poils ont poussé. Je me
disais que mon mari ne le verrait pas. Je n’imaginais pas qu’on puisse examiner
cet endroit aussi attentivement.
— Tu n’as pas intérêt à montrer cette marque à frère
Murdo. Il te traiterait de sorcière.
— Il pourrait être le dernier homme vivant sur terre
qu’il ne la verrait pas !
— En fait, ce défaut te sauve du blasphème.
— Comment ça ?
— Les Arabes considèrent qu’une œuvre d’art doit
toujours avoir un petit défaut quelque part. Pour ne pas concurrencer la
perfection divine, ce qui serait un sacrilège.
— Comment le sais-tu ?
— C’est un Florentin qui me l’a appris. Dis, tu crois
que la guilde de la paroisse sera intéressée par cette île ?
— Pourquoi demandes-tu ça ?
— Parce que j’aimerais bien l’avoir.
— Quatre acres de roche avec des lapins ? Pour en
faire quoi, grands dieux ?
— Pour y bâtir un quai et un atelier de construction.
La pierre et le bois qui arriveront par le fleuve pourront être déchargés
directement sur mon dock. Et quand le pont sera fini, je m’y bâtirai une
maison.
— C’est une bonne idée. Mais ils ne te la donneront
certainement pas pour rien.
— Ce pourrait être un à-valoir sur mon salaire pour la
construction du pont. Pendant deux ans, je pourrais me faire payer un
demi-salaire seulement.
— À quatre pennies par jour... l’île te reviendrait à
un peu plus de cinq livres. J’imagine que la guilde devrait être heureuse
d’obtenir cette somme pour un bout de terre stérile.
— Tu trouves que c’est une bonne idée ?
— Je considère que tu pourrais y construire plusieurs
maisons et les louer. Avec un pont, il sera plus facile d’aller et venir de
l’île à la ville.
— Oui, dit Merthin d’un air songeur. Il faudra que j’en
parle à ton père. »
26.
Rentrant à Château-le-Comte à la fin d’une journée de
chasse, Ralph Fitzgerald était d’humeur joyeuse, comme tout l’entourage du
comte Roland.
Les chevaliers, les écuyers et les chiens traversèrent le
pont-levis, telle une armée d’envahisseurs. Il tombait une légère bruine et la
fraîcheur était bienvenue pour ces hommes et ces animaux épuisés et ravis. En
ce milieu de l’été, ils avaient attrapé plusieurs biches bien grasses qui
feraient un excellent dîner, et aussi un vieux mâle, qu’ils avaient tué pour sa
ramure car sa viande n’était bonne qu’à donner aux chiens.
Ils mirent pied à terre dans le cercle inférieur du huit que
formaient les douves. Ralph dessella Griff et lui donna une carotte tout en lui
murmurant des remerciements à l’oreille, avant de le confier à un garçon
d’écurie pour qu’il le sèche et s’occupe de lui. Les garçons de cuisine vinrent
chercher les prises dégoulinantes de sang. Faisant assaut de railleries et de
vantardises, les chasseurs évoquaient des bonds admirables, des chutes
spectaculaires ou des dangers évités à un cheveu.
Ralph gardait dans les narines cette odeur de cheval en
sueur, de chien mouillé, de cuir et de sang qu’il aimait tant. Se retrouvant à
côté du seigneur William de Caster, le fils aîné du comte, il lui dit :
« Une journée splendide, vraiment !
— Formidable », convint William. Il retira son
chapeau et se gratta la tête. « Je regrette seulement d’y avoir laissé mon
vieux Bruno. »
Au moment de l’hallali, quand le cerf trop épuisé pour
continuer à fuir s’était retourné face aux chiens, Bruno, le chef de la meute,
avait bondi trop tôt. Dans un dernier acte de défi, et cela malgré ses épaules
en sang, le cerf avait brusquement baissé la tête en secouant son cou puissant,
et le chien s’était
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