Un Monde Sans Fin
l’obliger à accepter le projet d’Elfric ? Non, probablement
pas. Certes, il se vengeait du fait qu’Edmond l’ait évincé et se soit permis de
faire appel à l’opinion de la guilde. Néanmoins, il n’était pas bête au point
de ne pas voir que le projet de Merthin offrait deux fois plus d’avantages que
celui d’Elfric pour un coût à peine plus élevé. La question était donc :
quel mobile cachait-il ?
Peut-être cherchait-il seulement à tirer un meilleur
bénéfice de l’accord conclu ?
Il avait dû étudier sérieusement les finances du prieuré.
S’étant plaint pendant des années de l’inefficacité d’Anthony, il devait
démontrer à tous qu’il était un meilleur gestionnaire. Et ce n’était peut-être
pas aussi facile qu’il l’avait imaginé lorsqu’il n’était pas au courant des
problèmes. Peut-être aussi n’était-il pas aussi malin qu’il le pensait en
matière de finances et d’administration. Pris à la gorge, il voulait à la fois
toucher les péages et voir le pont réalisé. Comment comptait-il y
parvenir ?
Elle dit : « Quelle offre pourrions-nous te faire
pour que tu changes d’avis ?
— Construire le pont sans toucher aux péages »,
répondit-il sans l’ombre d’une hésitation.
C’était donc ça ! Elle n’en fut pas étonnée, son cousin
avait toujours eu un petit côté sournois. Prise d’une inspiration, elle
demanda : « De quel montant parlons-nous, plus
précisément ? »
Godwyn lui lança un regard soupçonneux. « Quel besoin
as tu de le savoir ?
— Oh, ce n’est pas difficile à calculer !
intervint Edmond. Si l’on excepte les habitants de la ville qui sont dispensés
du péage, une centaine de personnes traverse le pont les jours de marché et les
chariots payent deux pennies. Naturellement, ils seront beaucoup moins nombreux
maintenant qu’il n’y a plus de pont.
— Disons alors dans les cent vingt pennies ou dix
shillings par semaine. Ce qui nous fait vingt-six livres par an.
— À cela il faut ajouter la semaine de la foire,
précisa Edmond. Environ mille personnes le premier jour, deux cents les jours
suivants.
— Ce qui fait deux mille deux cents, plus les chariots.
Environ deux mille quatre cents pennies, c’est-à-dire dix livres. Un total de
trente-six livres par an. Ça te paraît juste, Godwyn ? conclut Caris en
plantant ses yeux dans les siens.
— Oui, reconnut-il de mauvais gré.
— Autrement dit, ce que tu attends de nous, c’est que
nous te versions trente-six livres par an.
— Oui.
— C’est impossible ! s’écria Edmond.
— Pas nécessairement, dit Caris. Supposons que le
prieuré accorde un bail à la guilde de la paroisse... Un bail à perpétuité sur
le pont, plus une acre de terre à chaque bout et l’île au milieu,
s’empressa-t-elle d’ajouter. Le tout pour ces trente-six livres par an. Est-ce
que cela satisferait le père prieur ?
— Oui. »
À l’évidence, Godwyn croyait obtenir trente-six livres par
an pour une chose sans valeur, alors qu’une fois le pont construit, ces
terrains acquerraient une valeur inestimable. Il n’avait aucune idée des loyers
que rapporterait une parcelle de terrain située à un bout du pont. Et Caris se
dit dans son for intérieur que le pire des négociateurs est celui qui se croit
plus malin.
Cependant, Edmond émit une objection à ce plan.
« Comment la guilde récupérera-t-elle le coût de la construction ?
— Grâce au projet de Merthin, le nombre de personnes et
de chariots qui traverseront le pont devrait être en nette augmentation.
Théoriquement, il pourrait même doubler. Tous les gains supérieurs à trente-six
livres iront à la guilde. On pourrait bâtir des auberges pour les voyageurs,
des écuries, des cuisines qui rapporteraient de l’argent en plus du loyer.
— Je ne sais pas, tergiversa Edmond. Ça me paraît bien
risqué. »
Un bref instant, Caris en voulut à son père de se mettre à
pinailler alors qu’elle proposait une solution brillante. Puis elle comprit à
l’éclat particulier de ses yeux qu’il jouait la comédie. Il ne voulait surtout
pas que Godwyn devine combien cette idée lui plaisait de crainte qu’il ne
veuille renégocier l’affaire à son avantage. C’était un stratagème dont il
usait souvent dans ses négociations.
Caris, jouant le jeu, feignit de partager ses craintes.
« Je sais, on ne peut jamais être sûr du résultat, reconnut-elle sur un
ton moins
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