Un Monde Sans Fin
au pays de Galles
pour ne pas avoir à payer l’impôt réclamé par le comte de Shaftesbury. Voici
donc ce que Ralph dit au comte :
« Mon frère se sent obligé de se soumettre à l’autorité
du prieur de Kingsbridge. » Et il ajouta, sans laisser au comte le temps
de manifester sa colère : « Mais il y a peut-être un meilleur moyen
de retarder la construction du pont. La carrière de pierre du prieuré se trouve
au cœur de votre domaine, entre Shiring et Château-le-Comte.
— Elle appartient au monastère, grogna Roland. Elle lui
a été donnée il y a des siècles par le roi. Nous ne pouvons pas leur interdire
d’y prendre des pierres.
— Certainement, mais vous pouvez les frapper d’un impôt
sur le transport à travers vos terres, suggéra Ralph. Des chariots aussi lourds
détérioreront vos routes et vos gués. Ils doivent payer. » Il avait des
scrupules à contrecarrer un projet qui tenait tant à cœur à son frère. Il fit
taire sa conscience en se persuadant qu’il n’y avait pas d’autre solution.
« Ils pousseront des cris de porc qu’on égorge, ils se
plaindront au roi.
— Qu’à cela ne tienne ! rétorqua Ralph sur un ton
plus assuré qu’il ne l’était en réalité. Cela leur prendra du temps. Ils n’ont
plus que deux mois devant eux, s’ils veulent commencer la construction cette
année, car le gel les obligera bientôt à suspendre le chantier. Avec de la
chance, vous arriverez à retarder le début des travaux jusqu’a l’année
prochaine. »
Roland dévisagea Ralph d’un regard dur. « Finalement,
je t’ai peut-être sous-estimé. Tu es peut-être bon à autre chose qu’à sortir un
comte de l’eau. »
Ralph dissimula un sourire de triomphe. « Je vous
remercie, mon seigneur.
— Mais comment mettre en place cet impôt ?
Généralement, le paiement s’effectue à un carrefour ou un gué.
— Puisque la seule chose qui nous intéresse, ce sont
ces pierres, je pense qu’il devrait suffire de placer une troupe à la sortie de
la carrière.
— Parfait, dit le comte. Prends-en la tête. »
Deux jours plus tard, Ralph arrivait à la carrière en
compagnie de quatre hommes d’armes à cheval et de deux garçons conduisant des
chevaux de somme chargés de tentes et de vivres pour une semaine. Il était
content de lui. On lui avait confié une tâche irréalisable dont il avait su
venir à bout, et le comte estimait que ses dons ne se résumaient pas à sauver
un homme de la noyade. L’avenir était prometteur.
Nonobstant, il était rongé par le remords dès qu’il pensait
à son frère. La nuit précédente, en proie à l’insomnie, il s’était rappelé son
enfance, la vénération qu’il éprouvait pour ce frère aîné tellement plus
intelligent que lui, sa gêne chaque fois qu’ils luttaient l’un contre l’autre,
ce qui était fréquent, et qu’il remportait la victoire. En ce temps-là, ils se
réconciliaient toujours. Mais les brouilles entre adultes ne s’oublient pas
aussi facilement.
La confrontation avec les carriers du monastère ne
l’inquiétait guère. Aucun chevalier ne l’accompagnait – une telle mission leur
aurait paru indigne de leur rang –, mais il était entouré d’une petite troupe
d’hommes bien entraînés. Il remporterait le combat haut la main. Surtout qu’il
avait avec lui Joseph Woodstock dont la hardiesse n’était plus à démontrer.
Néanmoins, une fois son objectif atteint, il serait heureux d’en avoir fini
avec cette histoire.
L’aube commençait à poindre. La veille, Ralph avait établi
son camp dans la forêt, à proche distance de la carrière. Il comptait y arriver
juste à temps pour intercepter le premier convoi du matin.
Les chevaux avançaient précautionneusement sur une route
parsemée d’ornières laissées par les chariots lourdement chargés, tirés par des
bœufs. À présent, le soleil se levait dans un ciel traversé de nuages de pluie
où l’on entrapercevait çà et là des écharpes de bleu. La petite troupe se
réjouissait à l’idée d’exercer son pouvoir sur des hommes désarmés sans
encourir de risque sérieux.
Ralph sentit l’odeur de bois qui brûle bien avant
d’apercevoir la fumée de plusieurs feux s’élevant au-dessus des arbres. Un instant
plus tard, la route s’élargissait en un vaste dégagement bourbeux dominant le
plus grand trou creusé dans la terre qu’il ait vu de sa vie. Cette percée, en
effet, devait bien faire trois cents
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