Un Monde Sans Fin
Roland veut m’utiliser comme un
chasseur utilise son chien. Le mieux pour moi, c’est de rester hors du combat.
— Je considère que tu devrais faire ce que le comte
ordonne. N’oublie pas qu’il est aussi ton suzerain. »
Merthin usa d’un argument différent. « Ce serait trahir
le prieur Godwyn ! »
Gérald émit un bruit de dégoût. « En vertu de quoi lui
devons-nous la moindre loyauté ? Ces moines du prieuré nous ont plongés
dans la misère !
— Et vos voisins ? Les habitants de Kingsbridge,
parmi lesquels vous vivez depuis dix ans ? Ils ont besoin du pont, eux.
C’est une question de survie.
— Nous appartenons à la noblesse, réagit son père. Nous
ne sommes pas tenus de prendre en considération les besoins de simples
marchands. »
Merthin hocha la tête. « Libre à vous de le penser. Mais
vous me permettrez, en tant que charpentier, de ne pas partager cette opinion.
— Tu n’es pas seul en compte, Merthin ! éclata
Ralph. Le comte m’a confié une mission. Si je la mène à bon terme, j’ai des
chances d’être fait chevalier ou, tout du moins, seigneur d’une petite terre.
Si j’échoue, je risque de rester éternellement écuyer.
— Il est très important pour toute la famille que nous
donnions au comte toute satisfaction », déclara dame Maud.
Son intervention fut une source de préoccupation pour Merthin.
Il n’aimait pas entrer en discussion avec sa mère, alors qu’il prenait souvent
le contre-pied de son père. « J’ai accepté de construire le pont, dit-il.
La ville compte sur moi. Je ne peux faire faux bond.
— Mais si ! insista Maud.
— Je ne veux pas me tailler la réputation d’un homme
sans parole.
— Tout le monde comprendra que tu donnes la préséance
au comte.
— Comprendre, oui, on comprendra sans aucun doute, mais
on ne me respectera plus.
— Tu devrais faire passer ta famille en premier.
— Mère, je me suis battu pour ce pont, répondit-il avec
obstination. J’ai réalisé un projet magnifique ; j’ai réussi à persuader
la ville qu’elle pouvait me faire confiance. Personne d’autre n’est capable de
construire ce pont aussi bien que moi.
— Ne vois-tu pas que si tu défies le comte, la vie
entière de ton frère en sera chamboulée ?
— Sa vie entière ne devrait pas dépendre d’une décision
qui me concerne.
— Néanmoins, c’est le cas. Tu veux donc sacrifier ton
frère pour un pont ?
— Et si je lui demandais de ne pas aller à la guerre
pour ne pas tuer de gens ?
— Allons, allons ! intervint Gérald. Tu ne vas pas
comparer un charpentier et un soldat ! »
Le manque de tact de son père montrait combien il le
préférait, lui, le cadet. Et en voyant son frère rougir et se mordre la langue
pour ne pas lui lancer une repartie cinglante, Ralph comprit que Merthin était
blessé.
Au bout d’un moment, Merthin prit la parole sur un ton
assourdi que Ralph connaissait bien et qui signifiait que ses propos seraient
irrévocables. Et, de fait, il dit : « Je n’ai pas demandé à être
charpentier. Comme Ralph, je rêvais d’être chevalier. Je sais aujourd’hui que
c’était un rêve idiot. Il n’empêche. Si votre fils est charpentier aujourd’hui,
vous en êtes seul responsable. Je ne me plains pas. Les choses ont bien tourné
pour moi puisque j’excelle dans mon métier. J’ai réussi dans une situation qui
m’était imposée et, un jour, je construirai le bâtiment le plus haut
d’Angleterre. Vous avez fait de moi un charpentier. Acceptez-en les
conséquences ! »
*
Avant de reprendre la route, Ralph chercha désespérément le
moyen de transformer sa défaite en victoire. Arriverait-il à faire capoter ce
projet de construction du pont ou, tout du moins, à le retarder, puisqu’il
avait échoué à persuader son frère de l’abandonner ?
S’adresser au prieur Godwyn ou à Edmond le Lainier ne
servirait à rien, assurément. Cela les renforcerait plus encore dans leur
détermination. De toute façon, ils ne se laisseraient pas convaincre par un
simple écuyer comme lui. De son côté, que pouvait faire le comte ? Envoyer
une troupe de chevaliers pour occire les ouvriers chargés de construire le
pont ? Cela créerait plus de problèmes que ça n’en résoudrait.
Ce fut Merthin qui lui souffla une solution. Il avait dit
que Jake Chepstow, le marchand de bois, utilisait l’île aux lépreux pour
entreposer sa marchandise ; qu’il achetait des arbres
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