Un Monde Sans Fin
leur petit déjeuner. Bientôt arrivèrent
les novices, suivis du reste de la foule.
Enfin, Jan fit son apparition. Merthin lui ordonna de
transporter d’abord Megg et son équipe. Et le travail reprit.
C’était encore plus pénible aujourd’hui. Non seulement tout
le monde souffrait de courbatures, mais en plus il fallait soulever les seaux
sur une hauteur de dix pieds. Toutefois, on distinguait une lueur au bout du
tunnel : le niveau de l’eau continuait à baisser et l’on apercevait déjà
le lit de la rivière.
Au milieu de l’après-midi, le premier chariot arriva de la
carrière. Merthin ordonna au conducteur de décharger les pierres dans le
pâturage et de rentrer en ville par le bac. Peu après, une voix cria du
batardeau de Megg que le radeau venait de heurter le fond.
Toutefois, les travailleurs n’étaient pas au bout de leur
peine. Quand toute l’eau aurait été écopée, il faudrait encore démanteler le
radeau et le sortir planche par planche, puis retirer les échelles. À ce
moment-là, il apparut que des douzaines de poissons étaient restés prisonniers
des flaques de boue. Cette pêche miraculeuse fut partagée entre les
volontaires.
Les batardeaux vidés, ce fut un Merthin las mais radieux qui
grimpa sur le rebord et scruta la boue plate au fond de ce trou de vingt pieds
de profondeur.
Demain, il déverserait dans ces deux trous de la blocaille
et du mortier en quantité extraordinaire, pour constituer des fondations
massives qui ne bougeraient plus.
Et alors, il commencerait à construire le pont.
*
Accablé par le désespoir, Wulfric ne mangeait presque rien
et ne se lavait plus. Par habitude, il continuait de se lever au point du jour
et de se coucher à la nuit tombée, mais il ne travaillait plus et ne faisait
pas l’amour à Gwenda la nuit. Quand elle lui demandait ce qu’il avait, il
marmonnait : « Je ne sais pas vraiment », apportant à toutes ses
questions des réponses qui ne voulaient rien dire, quand il ne se contentait
pas de simples grognements.
De toute façon, il n’y avait pas grand-chose à faire aux
champs. C’était la saison où les villageois, assis au coin du feu, cousaient
des chaussures en cuir ou taillaient des pelles dans des morceaux de chêne, en
mangeant du porc au sel accompagné de pommes ramollies et de chou mariné dans
du vinaigre. Gwenda ne craignait pas la faim : il leur restait encore de
l’argent de la vente de la récolte, mais elle s’inquiétait grandement au sujet
de Wulfric.
Il avait toujours vécu pour son travail, n’étant pas de ces
paysans qui maugréent constamment et ne sont heureux que les jours de congé.
Les champs, la moisson, les bêtes et le temps, voilà tout ce qui l’intéressait.
Le dimanche, il errait comme une âme en peine jusqu’à ce qu’il trouve une
occupation qui ne soit pas interdite par l’Église. Pendant les vacances, il
avait fait tout son possible pour contourner les règles.
Elle comprenait qu’elle devait l’aider à se reprendre, sinon
il risquait de tomber malade. En outre, l’argent ne durerait pas éternellement.
Tôt ou tard il faudrait bien qu’ils se remettent à travailler tous les deux.
Cependant, elle garda pour elle certaines nouvelles et
attendit deux lunes pleines avant de lui en faire part, un matin de décembre.
Ce jour-là, elle déclara : « J’ai quelque chose à
te dire. »
Il grogna. Il était assis à la table de la cuisine et
taillait un bâton. Il ne releva pas les yeux de cette occupation sans intérêt.
Elle tendit la main à travers la table et saisit son poignet.
« Wulfric, tu veux bien arrêter de taillader ton bout de bois et me
regarder, s’il te plaît ? »
L’aigreur déforma ses traits. Il était irrité de se voir
donner un ordre, mais trop léthargique pour le manifester.
« C’est important », insista-t-elle.
Il la regarda sans mot dire.
« J’attends un enfant. »
Son expression ne changea pas, mais il laissa tomber couteau
et bâton.
Elle soutint son regard un long moment avant de
demander :
« Tu comprends ? »
Il hocha la tête. « Oui, un bébé.
— Nous allons avoir un enfant.
— Quand ça ? »
Elle sourit. C’était la première fois qu’il posait une
question en deux mois. « L’été prochain, avant les moissons.
— Un enfant, il faudra s’en occuper. Et de toi aussi.
— Oui.
— Il faut que je travaille. » Il avait repris son
air accablé. Elle retint son souffle.
Weitere Kostenlose Bücher