Un Monde Sans Fin
paya son dû et partit. Un curieux mélange d’exaltation
et d’abattement la saisit sur le chemin du retour. D’un côté, elle se sentait
le cœur léger d’avoir pris enfin une décision après de longues semaines
d’inquiétude ; de l’autre, elle éprouvait un sentiment de perte auquel
elle ne s’était pas attendue, comme si elle disait adieu à quelqu’un – à
Merthin, peut-être. Elle se demandait si leur séparation durerait. Elle
parvenait à y penser calmement parce qu’elle était toujours fâchée contre lui,
mais elle savait aussi qu’il lui manquerait terriblement. Il trouverait une
autre femme à aimer – Bessie la Cloche, peut-être –, mais ce ne serait pas la
même chose, Caris en était convaincue. Pour sa part, elle n’aimerait jamais
personne comme elle avait aimé Merthin.
L’odeur de porc grillé qui l’accueillit chez elle l’écœura
et elle s’empressa de ressortir. Ne souhaitant pas bavarder avec des femmes
dans la grand-rue ni parler affaires avec des hommes à la guilde, elle pénétra
d’un pas oisif dans l’enceinte du prieuré, son chaud manteau de laine serré
autour d’elle pour se protéger du froid. Arrivée au cimetière, elle s’assit sur
une pierre tombale face à la cathédrale. La perfection des moulures sculptées
et la grâce avec laquelle les contreforts semblaient prendre leur envol
l’émerveillèrent.
Très rapidement, elle se sentit mal et elle vomit sur une
tombe. Ayant l’estomac vide, elle n’expulsa qu’un liquide aigre. Sa tête devint
douloureuse. Elle serait volontiers allée se coucher, mais elle ne voulait pas
retourner chez elle à cause de cette odeur de cuisine. Elle décida de se rendre
à l’hospice où les religieuses lui permettraient de s’étendre un instant. Elle
traversa la pelouse devant la cathédrale. Sur le seuil de l’hospice, elle
ressentit une soif inextinguible.
Elle fut accueillie par la vieille Julie, au doux visage
grêlé par la petite vérole. « Oh, sœur Julie, s’écria-t-elle avec
gratitude, vous voulez bien m’apporter une tasse d’eau ? » Le prieuré
possédait une pompe qui captait en amont de la ville une eau claire et fraîche
d’une grande pureté.
« Tu te sens mal, mon enfant ? demanda la
religieuse d’une voix inquiète.
— J’ai juste un peu mal au cœur. J’aimerais bien m’allonger
un moment, si c’est possible.
— Bien sûr. Je vais chercher mère Cécilia. »
Caris s’étendit sur l’une des paillasses proprement
installées les unes à la suite des autres à même le plancher. Pendant quelques
secondes, elle se sentit mieux, puis son mal de tête empira. Julie s’en revint
avec une cruche d’eau et une tasse, suivie de mère Cécilia. Caris but un peu
d’eau et vomit. Puis elle but encore.
Cécilia lui posa quelques questions et décréta qu’elle avait
mangé quelque chose qui n’était pas frais. « Il faut te faire une
purge. »
Caris souffrait tant qu’elle ne put rien répondre. Cécilia
partit pour s’en revenir quelques minutes plus tard, armée d’une bouteille.
Elle fit avaler à Caris une pleine cuillerée d’un sirop qui avait un goût de
clou de girofle.
Caris s’étendit à nouveau les yeux fermés, attendant
désespérément que la douleur s’estompe. Soudain, elle fut prise d’horribles
crampes, puis d’une diarrhée incontrôlable, probablement due à la mélasse. Une
heure plus tard, les symptômes disparurent. Julie la dévêtit, la lava et
l’habilla d’une longue robe de religieuse. Puis elle l’aida à s’étendre sur une
paillasse propre. Caris ferma les yeux, épuisée.
Le prieur Godwyn vint la voir et prescrivit une saignée. Un
autre moine s’en chargea. Il lui demanda de se redresser et de tendre le bras
en veillant à garder le coude au-dessus de la cuvette. À l’aide d’un scalpel,
il ouvrit la veine au creux de son bras. La douleur fut à peine perceptible.
Elle ne sentit pas du tout le sang s’écouler. Quelques instants plus tard, le
moine appliqua un pansement sur la coupure et lui ordonna de le tenir avec son
doigt en appuyant très fort. Sur ce, il se retira, emportant avec lui la
cuvette remplie de sang.
Caris eut vaguement conscience que des gens venaient la
voir : son père, Pétronille, Merthin. De temps à autre, la vieille Julie
portait une tasse à ses lèvres. Caris buvait chaque fois, sans parvenir à
étancher sa soif. À un moment donné, elle remarqua que des bougies brûlaient
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