Un Monde Sans Fin
jugea bon d’ajouter son grain de sel. « Quel
besoin ma nièce a-t-elle d’étudier dans des livres ? Elle fera un beau
mariage. Les prétendants seront légion pour l’une comme pour l’autre de nos
deux jeunes filles, je n’en doute pas. Les fils de marchands, voire de
chevaliers, se presseront autour d’elles, trop heureux d’entrer dans notre
famille. Caris étant de caractère obstiné, nous devrons seulement veiller à ce
qu’elle ne jette pas son dévolu sur un jeune troubadour sans le sou. »
Caris ne manqua pas de noter que sa tante ne s’attendait à
aucune résistance de la part d’Alice. Sa sœur épouserait probablement n’importe
qui, du moment qu’il aurait été choisi pour elle.
Mère Cécilia poursuivit : « Dieu veut peut-être
appeler Caris à son service.
— Dieu a déjà appelé deux personnes de notre famille,
maugréa le père, mon frère et mon neveu. J’aurais cru qu’il s’en contenterait.
— Qu’en penses-tu toi-même ? demanda mère Cécilia
en se tournant vers Caris. Seras-tu l’épouse d’un marchand, d’un chevalier, ou
seras-tu religieuse ? »
Obéir aveuglément aux ordres d’une mère supérieure, et cela
à toute heure du jour ? Cette seule idée faisait horreur à Caris ; ce
serait comme de rester enfant toute sa vie sous la tutelle de tante Pétronille.
Cependant, épouser un chevalier ou n’importe qui d’autre n’était pas une
perspective tellement plus réjouissante, car les femmes devaient obéissance à
leur mari. Aider son père dans ses affaires, peut-être, veiller à leur bonne
marche quand il serait trop âgé pour le faire, voilà qui était encore le moins
déplaisant, bien que ce ne soit pas exactement l’avenir auquel elle rêvait.
C’est pourquoi elle déclara sans ambages : « Aucune de ces
alternatives ne m’attire réellement.
— Y a-t-il une chose que tu aimerais
faire ? » s’enquit mère Cécilia.
Oui, elle avait bien un rêve, même si elle ne s’en était pas
ouverte à qui que ce soit, et cela pour la bonne raison qu’elle n’en avait
jamais véritablement pris conscience avant cet instant. Pourtant, elle avait
l’impression d’y avoir mûrement réfléchi. « Je veux être médecin »,
affirma-t-elle avec force, sachant sans aucun doute possible que tel serait son
destin.
Il y eut un instant de silence et la tablée tout entière
éclata de rire.
Caris rougit, ne comprenant pas ce que sa phrase avait de
drôle.
Pris de pitié, son père répondit : « Seuls les
hommes sont autorisés à pratiquer la médecine. Tu ne le savais pas,
Bouton-d’Or ? »
Caris en fut décontenancée. « Mais vous-même, mère
Cécilia ?
— Je ne suis pas médecin, expliqua la mère supérieure.
Les religieuses s’occupent des malades, naturellement, mais en suivant les
instructions des moines qui ont étudié sous la férule de grands maîtres. Ce
sont eux qui savent décrypter les humeurs du corps, la façon dont le
déséquilibre s’instaure au cours de la maladie et qui savent ce qu’il faut
faire pour ramener ces humeurs à des taux favorisant le retour à la bonne santé.
Ils savent quelle veine saigner en cas de migraine, de lèpre ou de dyspnée, où
pratiquer des incisions et comment cautériser les plaies, s’il faut appliquer
un cataplasme sur la blessure ou plutôt la baigner.
— Et une femme ne serait pas capable d’apprendre ces
choses ?
— Peut-être, mais Dieu en a ordonné autrement. »
Rien n’agaçait plus Caris que cette habitude des grandes
personnes de brandir systématiquement ce truisme quand ils ne savaient pas que
répondre à une question. Elle n’eut pas le temps d’exprimer son
ressentiment : frère Saül descendait l’escalier avec une cuvette pleine de
sang et entrait dans la cuisine pour aller la vider dans la cour derrière la
maison. À cette vue, elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Ce traitement
devait être efficace puisque tous les médecins le pratiquaient. Néanmoins, elle
supportait difficilement de voir le sang de sa mère – sa force vitale –
trembloter au fond d’une cuvette pour être jeté au loin.
Saül s’en retourna à la chambre de la malade. Il en redescendit
quelques instants plus tard, suivi de frère Joseph qui annonça sur un ton
solennel, s’adressant au père de famille : « J’ai fait tout ce qui
était en mon pouvoir. La malade a confessé ses péchés. »
Saisissant le sens de ces mots, Caris fondit en
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