Un Monde Sans Fin
partie pour Shiring lorsqu’il était arrivé chez
elle.
Bien que son affaire soit jugée par un jury différent,
quatre des hommes appelés à siéger avaient déjà assisté à l’audience
préliminaire. Comme les deux parties présenteraient des preuves identiques, il
était peu probable qu’ils rendent un verdict différent. À moins, bien sûr,
qu’ils n’aient fait l’objet de pressions, mais il était déjà bien tard.
Levé aux premières lueurs de l’aube, il descendit au
rez-de-chaussée de l’auberge du Tribunal, située sur la place du marché de
Shiring. Un jeune garçon, grelottant de froid, était en train de casser la
glace du puits dans l’arrière-cour. Il lui ordonna d’aller chercher du pain et
de la bière anglaise. Puis il partit pour le dortoir communal où son frère
Merthin était descendu.
Ils prirent place dans la grande salle froide où planaient
des relents éventés de bière et de vin. Et Ralph dit : « Je serai
pendu, j’en ai peur.
— Je le crains également, avoua Merthin.
— Je ne sais pas que faire. »
Le garçon leur apporta des chopes et la moitié d’un pain.
Ralph saisit le sien d’une main tremblante, puis avala une
longue goulée.
Merthin grignota un morceau de pain mécaniquement, les
sourcils froncés et les yeux levés, signe qu’il réfléchissait profondément.
« Je ne vois rien d’autre qu’essayer de convaincre Annet de retirer sa
plainte. Mais tu devras lui offrir une compensation. »
Ralph secoua la tête. « C’est impossible, c’est
interdit. Si elle le fait, elle encourt un châtiment.
— Je sais. Cependant, elle pourrait apporter des
preuves peu convaincantes, qui laissent planer le doute. C’est ce qui se
pratique, en général. »
Une lueur d’espoir étincela dans le cœur de Ralph. « Je
ne sais pas si elle acceptera. »
Le garçon de salle entra, des bûches dans les bras, et
s’agenouilla devant la cheminée pour allumer le feu. Merthin s’enquit
pensivement : « Combien pourrais-tu lui proposer ?
— Je possède en tout vingt florins. » En monnaie
anglaise, cela équivalait à trois livres.
« Ce n’est pas beaucoup, fit remarquer Merthin en
passant la main dans ses cheveux fous.
— Si, dans les campagnes. Mais ils sont riches, pour
des paysans.
— J’aurais pensé que le village de Wigleigh te
rapportait de plus gros revenus.
— J’ai dû acheter mon armure. Un seigneur doit être
prêt à partir à la guerre à tout moment.
— Je pourrais te prêter de l’argent.
— Combien as-tu ?
— Treize livres.
— Où as-tu trouvé une somme pareille ? »
s’étonna Ralph.
Sa surprise était telle qu’il en oublia un instant ses
ennuis.
« Je travaille dur et je suis bien payé, répondit
Merthin, quelque peu irrité.
— Mais tu ne construis plus le pont, tu as été
remercié.
— Le travail ne manque pas. Et je loue ma terre de
l’île aux lépreux.
— Ainsi donc un charpentier est plus riche qu’un seigneur ?
releva Ralph aigrement.
— Tu ne vas pas t’en plaindre, j’espère ? À ton
avis, combien Annet accepterait-elle ? »
Ralph réfléchit. « Tout dépend de Wulfric. C’est lui le
meneur dans cette histoire.
— Bien sûr. » Merthin avait passé assez de temps à
Wigleigh pendant la construction du foulon pour savoir que Wulfric aimait Annet
et n’avait épousé Gwenda qu’après avoir été rejeté par la première. « Dans
ce cas-là, c’est avec lui qu’il faut discuter. »
Ralph doutait que cet entretien change quoi que ce soit à
l’affaire. Mais qu’avait-il à perdre ?
Ils sortirent dans un jour gris et morne, resserrant leurs
manteaux autour de leurs épaules pour se protéger du vent froid de février.
Ils traversèrent le marché et entrèrent dans l’auberge du
Taureau où étaient descendus les gens de Wigleigh. Tous frais payés par le
seigneur William certainement, se dit Ralph. Sans lui, ils n’auraient jamais
osé entreprendre quoi que ce soit. Sa véritable ennemie était dame Philippa,
l’épouse voluptueuse de William, Ralph n’en doutait plus un instant.
Apparemment, elle le détestait. Peut-être était-ce à cause de cela, justement,
que lui même la trouvait aussi fascinante et attirante.
Wulfric était assis et mangeait un gruau au lard. À la vue
de Ralph, son visage s’empourpra. Il bondit sur ses pieds.
Ralph porta la main à son épée, prêt à en découdre sur le
champ. Merthin se précipita
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