Un Monde Sans Fin
lui.
Le prieur n’étant pas membre de la guilde, sa présence donnait à penser que la
réunion avait pour sujet le pont, comme Merthin l’avait supposé. Pourtant,
frère Thomas, maître d’ouvrage du prieuré, brillait par son absence alors que
Philémon se trouvait avec eux, ce qui était curieux.
Merthin avait eu récemment un léger accrochage avec Godwyn
concernant le renouvellement de son contrat. Tout au long de l’année, il avait
été payé deux pennies par jour, étant entendu qu’il disposait également d’un
bail sur l’île aux lépreux. Godwyn avait proposé de continuer à lui verser
cette somme. Merthin avait insisté pour toucher le double. Godwyn avait fini
par accepter. Se serait-il plaint à la guilde ?
Edmond prit la parole et déclara sans ambages, selon son
habitude : « Nous t’avons fait appeler parce que le prieur Godwyn
souhaite te dessaisir de tes responsabilités de constructeur en chef du
pont. »
Merthin eut l’impression d’avoir reçu un coup de poing en
pleine figure. Voilà bien une chose à laquelle il ne s’attendait pas.
« Comment ? dit-il, mais c’est le prieur qui m’a lui-même
engagé !
— J’ai donc toute autorité pour te renvoyer.
— Pour quel motif ?
— Le retard pris dans le travail et les frais
supplémentaires.
— Le travail a pris du retard parce que le comte a
fermé la carrière ; et les frais supplémentaires découlent de la nécessité
de rattraper le temps perdu.
— Ce sont des excuses.
— J’invente le fait qu’un charretier a été tué ?
— Tué par ton propre frère ! riposta Godwyn.
— Quel rapport cela a-t-il ?
— Un homme accusé de viol, qui plus est ! ajouta
Godwyn avec force sans se soucier de répondre à la question.
— Vous ne pouvez pas renvoyer un constructeur en chef
sous prétexte que son frère se conduit mal !
Ce n’est pas à toi de me dire ce que je peux faire ou
pas !
— Mais c’est moi qui ai conçu ce pont ! » Et
tout en prononçant ces mots, Merthin se rendit compte brusquement que la
majeure partie du travail nécessitant l’intervention d’un constructeur était
achevée. Les pièces les plus compliquées étaient fabriquées, de même que les
calibres en bois dont auraient besoin les tailleurs de pierre. Les batardeaux,
que personne d’autre que lui n’auraient su édifier, étaient en place, et, sur
le rivage, les grues flottantes et les palans qui permettraient de placer les
lourdes pierres au milieu du courant n’attendaient plus que d’être utilisés.
N’importe quel maître d’œuvre pouvait terminer les travaux.
« Ton contrat ne stipule aucune garantie de
renouvellement », assena Godwyn.
C’était l’exacte vérité. Merthin promena les yeux sur
l’assistance. Personne n’osait croiser son regard. À l’évidence, ils avaient
déjà débattu de la question avec Godwyn. Le désespoir le saisit. Cette décision
était forcément motivée par quelque chose. Ce n’était pas le retard pris par
les travaux, ni le dépassement du budget, puisque ni l’un ni l’autre ne pouvait
lui être imputé. Il y avait donc une autre raison. Laquelle ? À peine
cette question se fut-elle formée dans son esprit que Merthin en connut la
réponse. Il s’exclama : « C’est à cause du moulin de Wigleigh !
— Je ne vois pas en quoi ces deux choses devraient être
liées ! » laissa tomber Godwyn sur un ton pincé.
À quoi Edmond répliqua d’une voix étouffée mais que tout le
monde entendit : « Un moine qui ment ! »
Philémon intervint pour la première fois :
« Prenez garde, messire le prévôt ! »
Mais Edmond était lancé : « Merthin et Caris t’ont
bien eu, Godwyn, pas vrai ? Leur moulin de Wigleigh est entièrement légal.
Ton avidité et ton entêtement sont seuls responsables de ta défaite. Alors tu
te venges comme tu peux ! »
Godwyn ne pouvait ignorer que Merthin était le meilleur
constructeur de la ville, car la question ne faisait plus débat. Mais
visiblement, le prieur s’en souciait comme d’une guigne.
« Qui comptez-vous engager à ma place ? s’enquit
le jeune homme, pour ajouter aussitôt, répondant lui-même à la question :
Elfric, je suppose.
— Ce n’est pas encore décidé.
— Autre mensonge ! » lâcha Edmond.
Et Philémon de reprendre de sa voix de fausset :
« Pour de telles paroles, vous pouvez être traduit en cour
ecclésiastique ! »
Tout cela n’était
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