Un Monde Sans Fin
entre eux, les deux mains ouvertes en un geste de
conciliation. « Je viens en ami, Wulfric, dit-il. Ne te fâche pas, sinon
c’est toi qui termineras sur l’échafaud à la place de mon frère. »
Wulfric gardait les bras le long du corps. Ralph en fut
désappointé, une bonne bagarre l’aurait soulagé de la tension insupportable que
lui faisait subir l’incertitude.
Wulfric cracha un morceau de couenne sur le plancher et
déglutit.
« Qu’est-ce qu’il vient chercher ici, à part les
ennuis ?
— Un règlement à l’amiable. Il est prêt à payer à Annet
dix livres en dédommagement des violences subies. »
La somme indiquée par son frère sans la moindre hésitation
laissa Ralph pantois. D’autant que c’était lui qui en débourserait la majeure
partie.
Wulfric répondit : « Annet ne peut pas retirer sa
plainte, c’est interdit.
— Elle peut modifier un peu ses dires. Si elle prétend
maintenant qu’elle était consentante au début, puis a changé d’avis, Ralph ne
sera pas condamné. »
Celui-ci scrutait les traits de son paysan, cherchant à y
lire un signe de bonne volonté, mais Wulfric conservait un visage de pierre. Il
dit à Merthin : « Si je comprends bien, tu proposes à Annet un pot-de-vin
pour qu’elle commette un parjure ? »
Ralph touchait le fond du désespoir. À l’évidence, Wulfric
ne permettrait pas qu’on soudoie Annet. Son seul objectif était la vengeance.
Il voulait le voir pendu haut et court.
Prenant un ton conciliant, Merthin affirma : « Ce
que je lui propose, c’est une justice différente.
— Tu veux seulement arracher ton frère à la potence.
— Tu ferais la même chose à ma place si ton frère était
vivant. » Et Ralph se rappela que le frère de Wulfric était mort dans
l’effondrement du pont, ainsi que ses parents. Merthin continuait :
« N’essaierais-tu pas de lui sauver la vie, même s’il avait commis un acte
abominable ? »
Cet appel au sentiment familial désarçonna Wulfric.
Visiblement, il ne lui était pas venu à l’esprit que Ralph avait une famille
qui l’aimait. Il répéta au bout d’un moment : « Mon frère n’aurait
jamais fait une chose pareille de sa vie.
— Naturellement, dit Merthin avec douceur. Mais tu ne
peux pas me blâmer de chercher à sauver la vie du mien si je peux y parvenir
sans porter préjudice à Annet. »
Ralph admira la délicatesse de son frère. Merthin ferait
descendre un oiseau de sa branche rien qu’en usant de belles paroles.
Mais Wulfric ne se laissait pas persuader aussi facilement.
« Le village a souffert des agissements de ton frère. Les gens ont peur
qu’il recommence. »
Merthin préféra éviter le sujet. « Peut être
pourrais-tu soumettre notre proposition à Annet. C’est à elle de décider, tu ne
crois pas ? »
Wulfric réfléchit un instant. « Comment pouvons-nous
être certains que l’argent sera versé ? »
Le cœur de Ralph fit un bond : Wulfric se laissait
attendrir.
Merthin répondit : « Nous donnerons l’argent à
Caris la Lainière avant le procès. Et elle le remettra à Annet dès que Ralph
aura été reconnu innocent. Tu as confiance en elle, n’est-ce pas ? Nous
aussi. »
Wulfric hocha la tête. « Comme tu le dis, ce n’est pas
à moi de décider. Je vais transmettre ta proposition à Annet. » Il monta
l’escalier.
Merthin poussa un long soupir de soulagement. « Par le
ciel, il est très en colère.
— Tu as quand même réussi à le convaincre, par
Dieu ! s’étonna Ralph avec admiration.
— Il a seulement accepté de porter le message. »
Ils s’assirent à la table que Wulfric venait de quitter. Un
garçon de salle leur demanda s’ils voulaient prendre un petit déjeuner. Ils
refusèrent tous deux.
La salle s’était remplie. Les clients réclamaient à cor et à
cri du jambon, du fromage et de la bière. Le procès attirait une foule
impatiente et les auberges de la ville ne chômaient pas. À moins d’avoir une
bonne excuse, tous les chevaliers de la région étaient tenus d’assister aux
procès. Avant sa disgrâce, le père de Ralph et Merthin s’était régulièrement
plié à cette obligation. Ce n’était pas la seule obligation qui incombait aux
seigneurs : ils devaient également payer des impôts et élire des députés
au Parlement. Les notables devaient, eux aussi, faire acte de présence aux
procès : c’est-à-dire les ecclésiastiques qui occupaient des
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