Un Monde Sans Fin
possédaient des métiers à tisser bien supérieurs à ceux qui
existaient en Angleterre. Si la couleur en était aussi vive, elle n’était pas
aussi bien répartie sur toute la longueur de la balle, et cela parce qu’à
l’évidence les teinturiers anglais ne travaillaient pas aussi bien que les
Italiens. C’est pour cela qu’elle pratiquait un prix inférieur de dix pour cent
à celui de Loro. Néanmoins, c’était le plus beau tissu écarlate de fabrication
anglaise qu’on ait vendu à ce jour sur le marché de Kingsbridge et les affaires
allaient bon train. Marc et Madge se chargeaient de la vente au détail,
mesurant et coupant le tissu pour les particuliers. Caris s’occupait de la
vente en gros. Elle négociait des réductions pour une balle entière, voire pour
six, avec des drapiers venus de Winchester, de Gloucester et même de Londres.
Le lundi après-midi, elle savait déjà qu’elle aurait écoulé toute sa
marchandise avant la fin de la semaine.
Vers midi, quand les affaires ralentirent pour la pause du
repas, elle se promena parmi les étals, emplie d’une grande satisfaction. Comme
Merthin, elle avait su triompher de l’adversité. Elle s’arrêta devant la stalle
de Perkin pour bavarder avec les paysans de Wigleigh.
Son amie Gwenda avait des raisons de se réjouir, elle aussi.
Elle était mariée à Wulfric, chose qui avait semblé parfaitement impossible
jadis, et elle était là avec leur petit Sammy, un gros bébé d’un an qui jouait
par terre à ses pieds. Annet vendait des œufs, comme toujours, et Ralph n’était
plus là pour l’importuner. Il était parti se battre aux côtés du roi en France.
Peut-être ne reviendrait-il jamais.
Caris aperçut le père de Gwenda un peu à l’écart, occupé à
vendre des peaux d’écureuils, et se réjouit que cet homme méchant ait perdu
tout pouvoir de faire souffrir sa fille.
Elle alla retrouver son père dans sa stalle. Elle l’avait
persuadé d’acheter de la laine vierge en plus petite quantité cette année,
considérant que le marché international ne pourrait pas être florissant alors
que la guerre faisait rage entre les Français et les Anglais, que les ports
étaient mis à sac et les navires incendiés.
« Les affaires sont bonnes ? lui demanda-t-elle.
— Le flot est régulier, dit-il. Je crois que j’ai bien
jugé de la situation. » Il avait oublié qu’il devait à sa fille d’avoir
fait preuve de prudence. Mais ce n’était pas grave.
Sur ces entrefaites, Tutty, leur cuisinière, arriva,
apportant son repas à Edmond : une petite marmite de ragoût de mouton, une
miche de pain et un cruchon de bière. Comme Edmond l’avait expliqué à Caris des
années auparavant, il était important d’avoir l’air prospère, mais avec
retenue. L’essentiel était de convaincre les acheteurs qu’ils faisaient affaire
avec un marchand bien établi, sans leur donner l’impression qu’ils
contribuaient à accroître la fortune d’un homme qui roulait déjà sur l’or.
« Ça va ? lui demanda-t-elle.
— Je meurs de faim ! »
Il tendait la main vers la marmite quand, subitement, il
chancela et s’écroula par terre en laissant échapper un son bizarre à mi-chemin
entre le râle et le cri.
Tutty poussa un hurlement.
« Père ! » s’exclama Caris. Mais elle savait
déjà qu’il ne répondrait pas. Il s’était effondré lourdement, comme un sac
d’oignons, et il gisait maintenant, inerte. Elle s’agenouilla près de lui. Il
était vivant, mais respirait difficilement. Son pouls était lent, mais
perceptible, et son visage congestionné bien plus rougeaud que d’habitude.
« Qu’est-ce qu’il a ? Qu’est-ce qu’il a ?
répétait la cuisinière.
— C’est une attaque, expliqua Caris, se forçant au
calme. Va chercher Marc le Tisserand. Il faut le transporter à
l’hospice ! »
La cuisinière s’élança. Vendeurs et acheteurs accouraient
des étals voisins. « Pauvre Edmond ! Je peux faire quelque
chose ? » s’écria Dick le Brasseur. Mais il était trop âgé pour
soulever Edmond. Aurait-il eu la force nécessaire, que sa bedaine l’en aurait
empêché.
« Marc va le transporter, dit Caris, et elle fondit en
larmes. J’espère qu’il ira bien. »
Marc arriva bientôt. Soulevant le prévôt dans ses bras de
géant, il prit la direction de l’hospice aux cris de « Écartez-vous,
bonnes gens ! Laissez passer un blessé ! »
Caris le suivit, ses yeux brouillés
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