Un Monde Sans Fin
« Je
crois que je t’ai donné des frayeurs, dit-il. Tu m’en vois désolé, ma chère.
— Oh, merci, mon Dieu ! » s’écria Caris, et
elle fondit en larmes.
*
Le mercredi matin, Merthin s’en vint trouver Caris à sa
stalle de la foire et lui dit d’une voix consternée : « Betty la
Boulangère vient de me poser une question bien étrange. Elle voulait savoir qui
avait l’intention de se présenter contre Elfric à l’élection du prévôt.
— Quelle élection ? demanda Caris. C’est mon père
qui... ! Oh, je vois... ! »
À coup sûr, Elfric devait raconter à qui voulait l’entendre
que l’âge et la santé d’Edmond ne lui permettaient plus de diriger la guilde,
que la ville avait besoin de sang neuf. Et, bien évidemment, il se présentait
pour le remplacer au poste de prévôt. « Nous devons prévenir mon père
immédiatement ! »
Accompagnée de Merthin, elle traversa le champ de foire puis
la grand-rue pour rentrer chez elle. Edmond avait quitté l’hospice la veille,
affirmant non sans raison que les moines ne pouvaient rien pour lui et que
leurs saignées ne feraient que l’affaiblir davantage. Transporté chez lui, il
avait été installé dans son parloir du rez-de-chaussée.
C’était donc là qu’il se trouvait ce matin, étendu sur une
couche improvisée et soutenu par des coussins. Il semblait si las que Caris
hésita à l’importuner. Merthin vint s’asseoir à côté de lui et lui exposa la
situation sans détour.
« Elfric a raison, dit Edmond quand Merthin eut fini.
Regarde-moi, je peux à peine me tenir droit. La guilde a besoin d’un homme fort
pour la conduire ; un malade ne peut pas remplir ces fonctions.
— Mais dans quelque temps tu iras mieux ! s’écria
Caris.
— Peut-être. Mais j’ai vieilli. Tu n’es pas sans avoir
noté ma distraction. J’oublie les choses, tu le sais bien. L’année dernière, ma
lenteur à réagir à la baisse des cours nous a été fatale alors que j’aurais dû
m’inquiéter immédiatement. Si nous avons pu rétablir notre fortune, Dieu merci,
c’est uniquement grâce à toi et à ton tissu écarlate. Moi, je n’y suis pour
rien ! »
Caris le savait, bien sûr, mais son indignation était la
plus forte. « Et tu laisseras Elfric te succéder ?
— Certainement pas ! Ce serait un désastre. Il est
totalement manipulé par Godwyn. La ville a besoin d’un prévôt capable de tenir
tête au prieur, même après qu’elle aura reçu le statut de ville libre.
— Qui peut remplir ce rôle, à ton avis ?
— Dick le Brasseur. C’est l’un des marchands les plus
riches de la ville et un prévôt se doit de l’être pour être respecté des autres
marchands. Il n’a peur ni de Godwyn ni d’aucun moine. Il fera un bon
chef. »
Pour Caris, écouter ce discours équivalait à accepter l’idée
que, bientôt, son père ne serait plus. Voir un autre homme à la tête d’une
guilde dont il avait été le prévôt aussi loin que remontaient ses souvenirs
était un bouleversement trop grand pour qu’elle puisse seulement l’envisager.
Merthin comprenait son émotion. Néanmoins il insista : « Si nous n’y
prenons garde, nous nous retrouverons avec Elfric comme prévôt. Tel que je le
connais, il risque de manigancer pour invalider notre requête auprès du roi
d’octroyer une charte à Kingsbridge. »
Ce dernier argument la décida. « Tu as raison,
reconnut-elle, allons trouver Dick. »
Le brasseur avait plusieurs chariots surmontés d’une énorme
barrique, répartis à différents endroits du champ de foire. La famille vendait
de la bière à tour de bras – enfants, petits-enfants, belles-filles et gendres.
Caris et Merthin le découvrirent donnant l’exemple aux visiteurs de la foire en
dégustant lui-même une grande chope de sa bière tout juste brassée. Cela sans
perdre de vue la manière dont les siens faisaient rentrer l’argent dans les
caisses. Ils le prirent à l’écart et lui expliquèrent la situation.
Dick dit alors à Caris : « À la mort de ton père,
je suppose que sa fortune sera divisée à égalité entre ta sœur et toi, n’est-ce
pas ?
— Oui. » Edmond avait déjà fait part à Caris du
contenu de son testament.
« Quand l’héritage d’Alice viendra s’ajouter à ce qu’il
possède déjà, Elfric sera un homme très riche. »
Cette remarque fit prendre conscience à Caris d’un détail
auquel elle n’avait jamais réfléchi
Weitere Kostenlose Bücher