Un Monde Sans Fin
rassemblé ses affaires
et quitté la ville. Vraisemblablement en priant un paysan qui s’en retournait
chez lui, ses marchandises vendues, de la prendre à bord de son char à bœuf.
Caris l’imagina dans la lumière de l’aube, son baluchon sur les genoux, sa
capuche rabattue sur sa tête. Qui pouvait dire où elle était allée ?
« Que vais-je faire ? » se lamenta-t-elle.
Elle se laissa choir sur une chaise, encore essoufflée de sa
course. Elle songea à rentrer à l’hospice aussi vite qu’elle en était venue,
mais à quoi bon ? Pouvait-elle aider son père ? D’ailleurs, qui
pouvait quelque chose pour lui ?
Il y avait forcément quelqu’un d’autre en ville qui ne
comptait pas exclusivement sur les prières et l’eau bénite ; quelqu’un
pour qui les saignées n’étaient pas la panacée ; quelqu’un qui recourait à
des traitements simples et qui avaient prouvé leur efficacité ! Tout en se
tenant ce discours, seule dans cette maison désertée, il lui apparut soudain
qu’il n’y avait à Kingsbridge qu’une seule personne capable de combler ses
espoirs – une femme qui connaissait les méthodes de Mattie et croyait aux
vertus de sa philosophie fondée sur l’expérience. Et cette femme-là, c’était
elle-même.
Cette pensée s’imposa à elle avec tout l’éclat d’une
révélation. Elle se figea, déconcertée par tout ce qu’impliquait cette
découverte.
Elle connaissait la recette des potions les plus couramment
utilisées par Mattie : celles qui soulageaient la douleur ; celles
qui faisaient vomir ; celles qui nettoyaient les blessures ou faisaient
baisser la fièvre. Elle savait comment utiliser l’aneth pour soigner les
problèmes de digestion ; le fenouil pour faire tomber la fièvre ; la
rue pour empêcher les flatulences ; le cresson pour rendre les femmes
fertiles. Elle connaissait même certains traitements auxquels Mattie ne
recourait jamais, par exemple les cataplasmes à base de bouse de vache, les
potions à base d’or et d’argent, l’application à l’endroit du corps douloureux
de versets sacrés recopiés sur du vélin.
Et puis, n’avait-elle pas un don pour soigner les
gens ? Mère Cécilia en était persuadée. Eh bien, à défaut d’entrer au
couvent, comme le lui conseillait l’abbesse, elle prendrait la place de Mattie.
Marc le Tisserand était tout à fait capable de la remplacer à la tête de
l’entreprise de tissu. Il effectuait déjà la plus grande partie du travail.
Oui, elle partirait à la recherche d’autres femmes connues
pour leur sagesse. Elle irait à Shiring, à Winchester, à Londres au besoin, et
elle les interrogerait sur leurs méthodes, sur les traitements qui étaient
efficaces et sur ceux qui ne l’étaient pas. En règle générale, les femmes
partageaient volontiers leurs connaissances avec d’autres femmes, contrairement
aux hommes qui aimaient à garder leurs activités secrètes, les qualifiant de
« mystères ». À croire qu’il fallait posséder un talent surnaturel
pour tanner le cuir ou forger un fer à cheval !
Oui, elle lirait même les écrits des moines des temps
anciens. Ils recelaient sûrement certaines vérités. Ce bon instinct, que lui
prêtait mère Cécilia, l’aiderait peut-être à faire éclore certaines graines
bénéfiques au milieu de tous les leurres dans lesquels les prêtres se
vautraient obstinément, armés de leur charabia.
Elle se leva et reprit le chemin de l’hospice. Elle marchait
lentement, à la fois terrifiée par la situation qui l’y attendait et s’y
soumettant avec fatalisme. Son père s’en sortirait ou ne s’en sortirait pas. La
seule chose en son pouvoir, c’était de ne pas trahir le serment qu’elle venait
de se faire à elle-même : soulager du mieux qu’elle le pouvait les êtres
chers à son cœur.
Luttant contre ses larmes, elle traversa le champ de foire.
Quand elle entra dans l’hospice, ce fut à peine si elle eut
la force de regarder l’endroit où son père était étendu. Une petite foule
entourait sa couche. Elle reconnut mère Cécilia, la vieille Julie, frère
Joseph, Marc le Tisserand, Pétronille, Alice et Elfric.
Advienne que pourra ! pensa-t-elle. Elle donna une
petite tape sur l’épaule de sa sœur, qui s’écarta pour lui laisser de la place.
Et Caris regarda enfin son père.
Ses yeux étaient ouverts, il avait repris connaissance. Il
était pâle et il avait les traits tirés. Il s’efforça de lui sourire.
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