Un Monde Sans Fin
raison du couvent qui
s’élevait en son centre. Mais les ombres s’allongeaient devant elle et elle
cherchait avec une angoisse grandissante quelqu’un auprès de qui se renseigner.
Malheureusement, les enfants se sauvaient à leur approche,
terrifiés. Quant à interroger ces hommes affamés, Caris ne jugeait pas la
situation assez désespérée pour s’y risquer. Elle espérait toujours tomber sur
une femme. Hélas, n’en voyant aucune à l’horizon, elle en venait à se
représenter le triste destin qui avait peut-être été le leur si elles étaient
tombées aux mains de soldats anglais en maraude. De temps à autre, elle
apercevait au loin une silhouette solitaire glanant dans un champ les cosses
qui avaient réchappé à l’incendie, mais elle craignait trop de s’éloigner de la
route.
Enfin, elles découvrirent une vieille femme ridée assise
sous un pommier à côté d’une solide maison de pierre. Elle mangeait de petites
pommes tombées de l’arbre bien avant d’être mûres. Elle semblait terrorisée.
Caris descendit de sa monture afin de lui paraître moins intimidante. La
vieille femme essaya de cacher son pauvre repas dans les plis de sa robe.
Visiblement, elle n’avait plus la force de s’enfuir.
Caris s’adressa à elle poliment : « Bonsoir, la
mère. Est-ce que cette route conduit bien à L’Hospice-des-Sœurs, s’il vous
plaît ? »
La vieille parut reprendre ses esprits. Elle tendit le doigt
dans la direction que suivaient les religieuses et répondit de manière
intelligible : « C’est à travers les bois et de l’autre côté de la
colline. »
Elle n’avait plus de dents. Grignoter une pomme verte dans
ces conditions ne devait pas être facile, pensa Caris avec compassion. Tout
haut, elle demanda : « C’est encore loin ?
— Oh, c’est une longue route. »
À son âge, toutes les distances devaient être longues, se
dit encore Caris. « Est-ce que nous pourrons y être avant la nuit ?
— À cheval, oui.
— Merci, la mère.
— J’avais une fille, ajouta la vieille femme. Et deux
petits-fils. L’un de quatorze ans, l’autre de seize. De gentils garçons.
— Je suis bien désolée d’entendre ça...
— Ah, ces Anglais ! s’exclama la vieille femme.
Puissent-ils tous brûler en enfer ! »
À l’évidence, il ne lui était pas venu à l’esprit que Caris
et Mair puissent être anglaises. Cette constatation effaçait déjà une
inquiétude : être prises pour des étrangères.
« Comment s’appelaient vos garçons, la mère ?
— Gilles et Jean.
— Je prierai pour le repos de leur âme.
— Avez-vous du pain ? »
Caris scruta les environs pour s’assurer qu’il n’y avait
personne alentour prêt à bondir sur elle. Puis, d’un hochement de la tête, elle
signifia à Mair de sortir la miche de pain de son sac de selle.
Elle la tendit à la femme, qui la lui arracha des mains et
se mit à la ronger de sa bouche édentée.
Caris et Mair reprirent leur chemin.
Mair déclara : « Si nous continuons à offrir notre
nourriture à tout le monde, nous allons mourir de faim !
— Je sais, répondit Caris, mais comment refuser ?
— Et mortes, comment accomplirons-nous notre
mission ?
— Nous sommes des religieuses ! réagit Caris
sèchement.
Nous devons aider ceux qui sont dans le besoin et laisser à
Dieu le soin de décider l’heure de notre mort !
— Je ne vous ai jamais entendue parler comme ça
auparavant, s’étonna Mair, quelque peu décontenancée.
— Mon père détestait les gens qui font des leçons de
morale. Nous sommes tous très bons lorsque cela nous arrange, disait-il souvent.
C’est quand nous sommes sur le point de commettre une mauvaise action que nous
avons besoin de règles, quand nous sommes sur le point de faire fortune grâce à
une malhonnêteté, quand nous baisons les douces lèvres de la femme du voisin ou
quand nous disons un mensonge pour nous sortir d’un mauvais pas. L’intégrité
est comme une épée, assenait-il encore. Il ne faut la brandir que si l’on est
déterminé à s’en servir. Non pas qu’il ait été un spécialiste en matière de
chevalerie. »
Mair garda le silence.
Réfléchissait-elle à ses propos ? Préférait-elle
laisser tomber la discussion ? Caris n’aurait su le dire. Pour sa part, le
fait d’évoquer son père lui avait rappelé, comme toujours, combien il lui
manquait. Devenu la pierre angulaire de sa vie à la mort de sa
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