Un Monde Sans Fin
équipage, mais il
avait rapporté pour lui-même une bonne part de butin. « C’est la plus
grande armée que j’aie vue de ma vie », s’exclamait-il avec admiration. À
l’en croire, elle comptait quinze mille hommes au moins dont la moitié étaient
des archers, et certainement cinq mille chevaux. « Je peux vous emmener
jusqu’à Caen. Je puis vous dire en toute certitude qu’ils sont passés par cette
ville. Là, vous aurez vite fait de repérer leurs traces. Les rattraper sera un
jeu d’enfant. Quelle que soit la direction prise, ils n’ont pas plus d’une
semaine d’avance sur vous. »
Caris et Mair débattirent d’un prix avec Rollo et
embarquèrent sur La Grâce avec deux solides poneys, Blackie et Stamp.
Ces montures devraient leur permettre de rattraper les troupes anglaises
facilement, raisonna Caris. Elles ne seraient pas moins rapides que les chevaux
de l’armée qui devaient s’arrêter à tout moment pour combattre.
Ils atteignirent la côte française et entrèrent dans
l’estuaire de l’Orne tôt le matin. C’était par une belle journée du mois
d’août. La brise transportait une déplaisante odeur de cendres froides.
Observant la campagne des deux côtés de la rivière, Caris remarqua que les
champs étaient noirs, comme si le feu avait ravagé les récoltes. « C’est
une pratique courante, expliqua Rollo. L’armée brûle tout ce qu’elle ne peut
emporter pour que l’ennemi n’en profite pas. » En arrivant au port de
Caen, ils doublèrent plusieurs carcasses de bateaux incendiés, probablement
pour la même raison.
« Personne ne sait rien des projets du roi, poursuivit
encore Rollo. Il peut aussi bien prendre au sud et marcher sur Paris, que
tourner vers le nord-est en direction de Calais pour effectuer sa jonction avec
nos alliés flamands. Mais vous le suivrez facilement. Les champs calcinés vous
serviront de repères. »
Quand elles débarquèrent, Rollo leur fit cadeau d’un jambon.
« Merci, mais nous avons du poisson séché et du fromage
dans nos sacs de selle, dit Caris. Et nous avons de l’argent, nous pourrons
acheter ce dont nous avons besoin.
— Prenez-le, insista le capitaine. Votre argent ne vous
sera peut-être d’aucune utilité, s’il n’y a rien à acheter. Une armée, c’est
comme une invasion de sauterelles : après son passage, il ne reste plus
rien.
— C’est vraiment très gentil à vous. Au revoir.
— Priez pour moi, s’il vous plaît, ma sœur ! J’ai
commis dans le temps pas mal de gros péchés. »
Caen, à l’instar de Kingsbridge, était une ville de
plusieurs milliers d’âmes, composée de deux parties séparées par la rivière
Odon et reliées par le pont Saint-Pierre : la vieille ville et la ville
nouvelle. Près du pont, des pêcheurs vendaient leur prise. Caris s’enquit du
prix d’une anguille. Elle eut du mal à comprendre la réponse. Le pêcheur
s’exprimait dans un dialecte de français qu’elle n’avait jamais entendu. Quand
elle réussit enfin à saisir ce qu’il disait, la somme réclamée la laissa
pantoise. Visiblement, la nourriture manquait tellement qu’elle était plus
chère que des joyaux. Elle en éprouva un élan de reconnaissance pour Rollo.
Caris et Mair avaient décidé de se faire passer pour des
religieuses irlandaises en route pour Rome, mais à présent, alors qu’elles
s’éloignaient de la rivière, elles se demandaient avec inquiétude si les gens
d’ici devineraient à leur accent qu’elles étaient anglaises.
Elles ne croisèrent pas grand monde en chemin. Les portes
brisées et les volets arrachés révélaient des maisons désertées. Il régnait un
silence fantomatique. Nul vendeur des rues ne vantait sa marchandise, aucun
enfant ne se querellait et les cloches de toutes les églises demeuraient
muettes. À première vue, les enterrements étaient la seule tâche à laquelle
s’adonnait la population. La bataille pour la ville s’était déroulée depuis
plus d’une semaine, mais des hommes au visage sombre continuaient à extraire
des corps des bâtiments et à les empiler sur des chariots. Manifestement,
l’armée anglaise avait massacré hommes, femmes et enfants. Elles passèrent
devant une église où un prêtre officiait devant une fosse commune. C’était un
puits énorme creusé sur le parvis dans lequel les corps étaient jetés sans
cercueil, sans même un linceul. La puanteur était intolérable.
Un homme bien vêtu s’inclina
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