Un Monde Sans Fin
à
l’inévitable opération de nettoyage qui aurait lieu le lendemain.
Pour Caris et Mair aussi, c’était le moment ou jamais de
s’esquiver.
Ayant repris leurs poneys, elles les conduisirent par la
bride à la lumière d’une torche. Parvenues tout au fond de la vallée, elles se
retrouvèrent en terrain neutre. À l’abri du brouillard et de l’obscurité, elles
se défirent de leurs vêtements. L’espace d’un moment, elles furent terriblement
vulnérables, nues comme elles l’étaient si près du champ de bataille. Mais nul
ne pouvait les voir et, une seconde plus tard, elles avaient déjà revêtu leur
habit de nonne. Elles rangèrent leurs tenues masculines dans leurs sacs de selle
au cas où elles en auraient encore besoin. Il leur restait un long chemin à
parcourir avant de regagner les murs de leur couvent.
Caris décida d’éteindre la torche de peur qu’un archer
anglais n’ait la mauvaise idée de tirer par automatisme, sans même se demander
sur quoi. Menant toujours leurs poneys par la bride, elles reprirent leur
marche en se tenant par la main pour ne pas risquer d’être séparées. Aucune
lumière ne venait des astres ou de la lune, le brouillard aspirait tout, et ce
fut à l’aveuglette qu’elles gravirent la colline menant jusqu’aux lignes
anglaises. Il régnait une odeur de boucherie. Tant de cadavres jonchaient le
sol qu’elles ne pouvaient les éviter. Les dents serrées, elles enjambaient les
hommes et contournaient les chevaux morts. Leurs souliers furent bientôt
recouverts d’une boue de terre et de sang.
Les cadavres s’espacèrent peu à peu, jusqu’à disparaître
complètement. À mesure qu’elle se rapprochait de l’armée anglaise, Caris
sentait une sorte de soulagement s’infiltrer en elle et peu à peu l’envahir.
Elle avait parcouru des centaines de lieues, portée par le seul espoir de
rencontrer l’évêque Richard ; les deux semaines d’atrocités qu’elle venait
de vivre lui avaient presque fait oublier la raison de son équipée : récupérer
les cent cinquante livres dérobées au couvent par le prieur Godwyn.
Au regard de tout ce sang versé, c’était un but bien
dérisoire. Néanmoins, justice devait être rendue, et Caris comptait bien en
appeler à l’évêque au nom de son couvent.
La distance qui la séparait des lignes anglaises lui
semblait bien supérieure à ce qu’elle avait supposé en examinant les lieux du
fond de la vallée, en plein jour. Elle se demandait avec inquiétude si elle ne
s’était pas égarée. Se pouvait-il qu’elle ait tourné dans la mauvaise direction
et continué tout droit au-delà des forces anglaises, de sorte que l’armée de
son roi se trouvait maintenant dans son dos ? Elle tendit l’oreille. Dix
mille hommes ne pouvaient être complètement silencieux, même s’ils étaient
terrassés par le sommeil. Mais le brouillard étouffait tous les sons.
Elle se raccrocha à la conviction que le roi Édouard avait
nécessairement positionné ses armées sur le point le plus élevé de la colline.
Par conséquent, aussi longtemps qu’elle montait, elle se rapprochait de lui.
Las, cette obscurité aveugle n’était pas seulement agaçante, elle était
dangereuse car elle pouvait cacher un précipice.
L’aube commençait à colorer le brouillard d’une teinte gris
perle lorsqu’elle entendit une voix. Elle s’arrêta.
C’était un homme qui parlait tout bas. Un autre homme
répondit. Mair serra nerveusement la main de Caris. En quelle langue
parlaient-ils ? se demanda Caris. Impossible de rien comprendre. Se
pouvait-il qu’elles aient tourné en rond et soient revenues à leur point de départ,
du côté des Français ?
Tenant fermement la main de Mair, elle se dirigea vers les
voix. À présent, le rougeoiement d’une flamme transperçait la brume. Caris
bénit le ciel de lui offrir ainsi un cap sur lequel se diriger. À chacun de ses
pas, les voix devenaient plus distinctes. Elle comprit bientôt qu’elles
s’exprimaient en anglais. L’instant d’après, elle entrevit un groupe de soldats
autour d’un feu. Plusieurs d’entre eux dormaient, emmitouflés dans des
couvertures ; trois étaient assis autour d’un âtre, les jambes croisées,
et bavardaient en regardant les flammes. L’un d’eux se leva et scruta le
brouillard. Ce devait être une sentinelle de faction. Le fait qu’il ne les ait
pas vues approcher était la meilleure preuve que le brouillard effaçait
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