Un Monde Sans Fin
tout.
« Dieu vous bénisse, hommes d’Angleterre ! »
chuchota Caris à voix basse pour attirer leur attention.
Assurément, elle les effraya, car l’un d’eux laissa échapper
un cri et il fallut un certain temps à la sentinelle pour lancer :
« Qui va là ?
— Deux religieuses du prieuré de Kingsbridge »,
expliqua Caris. Et, comme les hommes la regardaient avec une frayeur
superstitieuse, elle se hâta de préciser : « Ne craignez rien, nous
sommes bien des êtres de chair et de sang, et nos poneys aussi.
— Vous avez dit de Kingsbridge ? s’étonna l’un des
hommes présents. Mais je vous connais, ajouta-t-il en se levant. Je vous ai
déjà vue.
— Seigneur William de Caster ! s’écria Caris, le
reconnaissant à son tour.
— Je suis le comte de Shiring maintenant. Mon père est
mort de ses blessures, il y a une heure.
— Que son âme repose en paix ! Nous avons accompli
tout ce voyage pour rencontrer votre frère, l’évêque Richard, qui est notre
abbé.
— Vous arrivez trop tard. Mon frère est mort lui
aussi. »
*
Plus tard, une fois le brouillard dissipé, ce fut un
abattoir qui se révéla aux yeux de Caris et de Mair dans la lumière du soleil.
Le comte William les emmena auprès du roi Édouard.
L’assistance tout entière s’émerveilla au récit de ces deux
religieuses qui avaient suivi l’armée anglaise à travers la Normandie. Ces
guerriers qui, la veille encore, affrontaient la mort les écoutèrent, sidérés,
narrer leurs aventures.
Âgé de trente-trois ans à peine, Édouard III régnait sur
l’Angleterre depuis maintenant dix-neuf ans. De grande taille et de forte
carrure, il était plus imposant que bel homme. Son nez fort, ses pommettes
marquées et son abondante chevelure étaient ceux d’un homme fait pour le
pouvoir. Son surnom de « Lion » lui allait comme un gant.
Il était assis sur un tabouret devant sa tente, élégamment
vêtu d’une culotte de deux couleurs et d’une cape bordée d’un galon tuyauté. Il
ne portait ni arme ni armure ; à quoi lui auraient-elles servi ? Les
Français s’étaient évanouis dans les airs et des troupes vengeresses envoyées
dans la vallée s’employaient à pourchasser les traînards et à les tuer. Une
poignée de barons l’entourait.
Caris entreprit de raconter comment Mair et elle-même
avaient cherché abri et nourriture dans la campagne normande dévastée. Tout en
évoquant ses aventures, elle craignit que le roi ne perçoive la critique dans
ses propos. Mais il ne semblait pas avoir conscience des souffrances qu’il
avait causées. Il l’écoutait détailler ses exploits avec le plaisir qu’il
aurait pris à entendre un naufragé relater comment son courage lui avait permis
de survivre.
Elle conclut son récit en lui exposant son désarroi à
l’annonce que l’évêque Richard était mort. « Nous attendions de lui
justice. Je supplie donc Votre Majesté d’ordonner au prieur de Kingsbridge de
restituer au couvent l’argent qu’il lui a dérobé. »
Édouard eut un sourire attristé. « Vous avez de la
bravoure, mais vous ne connaissez rien à la politique, lui dit-il avec
condescendance. Le roi ne saurait être mêlé à une querelle ecclésiastique sans
encourir le risque de voir tous les évêques frapper à sa porte. »
Caris garda le silence, pensant en son for intérieur que le
roi ne voyait aucun empêchement à se mêler des affaires de l’Église lorsque
cela servait ses buts.
Édouard poursuivait : « De plus, cela n’arrangerait
pas votre affaire. L’Église en serait outragée et, du plus bas au plus haut de
l’échelle, tous les ecclésiastiques du pays s’opposeraient à notre pouvoir,
sans se préoccuper de nos mérites. »
La remarque du souverain n’était pas dénuée de fondement,
jugea Caris. Toutefois, son impuissance n’était telle qu’il voulait le laisser
croire. « Je sais, dit-elle, que Votre Majesté se rappellera l’offense
faite aux religieuses de Kingsbridge et qu’elle rapportera leur histoire au
nouvel évêque de Kingsbridge lorsqu’elle le désignera.
— Bien sûr », affirma le roi, mais sa réponse ne
la convainquit pas.
L’entrevue semblait terminée lorsque le comte William
intervint : « Votre Majesté, maintenant que vous avez bien voulu me
permettre de succéder à mon père et que vous avez gracieusement confirmé mon
titre de comte, il reste à régler la désignation du prochain seigneur
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