Un Monde Sans Fin
leçon bien méritée puisque les Français avaient brûlé
Portsmouth. Mais penser ainsi était d’une bêtise insigne. Cela ne conduisait
qu’à des scènes d’horreur, telle que celle qui se déroulait à présent sous ses
yeux.
Pendant un long moment, il fut difficile de prédire quel
camp l’emporterait. Les Français avaient battu en retraite ; on pouvait
supposer qu’ils allaient se regrouper et se réorganiser en attendant que le roi
arrive et propose un nouveau plan de bataille. Ils disposaient toujours d’une
écrasante supériorité numérique. De nouvelles troupes affluaient sans relâche,
grossissant les rangs des milliers d’hommes déjà massés dans la vallée.
Mais les Français ne se regroupèrent pas. À peine un nouveau
bataillon arrivait-il qu’il se lançait aussitôt à l’assaut de la colline
toujours aux mains des Anglais, et ce ballet suicidaire se répétait à l’infini.
Les pertes subies au cours de la seconde charge et de celles qui suivirent
furent encore plus terribles que lors du premier assaut. Certains bataillons
furent décimés par les archers avant même d’avoir atteint les premières lignes
anglaises, d’autres écrasés par les fantassins. La colline était rouge du sang
de centaines d’hommes et de chevaux.
Après le premier assaut, Caris ne s’intéressa plus au combat
que par intermittence, trop occupée à soigner les blessés qui avaient réussi à
fuir le champ de bataille. S’étant convaincu de ses capacités de chirurgien,
Martin l’avait autorisée à se servir de tous ses instruments. Il les laissa
bientôt, Mair et elle, agir comme elles l’entendaient. Et, des heures durant,
les deux religieuses s’affairèrent à nettoyer des blessures, à les recoudre et
à les bander.
Du front leur parvenaient les noms des victimes les plus
prestigieuses. Charles d’Alençon fut le premier des grands personnages à
trouver la mort. Il ne l’avait pas volé ! Il ne put s’empêcher de penser
Caris, se rappelant sa fougue imbécile et son mépris de la discipline. Des
heures plus tard, on annonça la mort du roi Jean de Bohême. Quelle folie
pouvait pousser un aveugle à faire la guerre ? se demanda-t-elle.
« Au nom du ciel, pourquoi ne baissent-ils pas les
armes ? s’écria-t-elle à l’adresse de Martin qui lui apportait un bol de
bière pour qu’elle se rafraîchisse.
— La peur les anime, expliqua-t-il. La peur du
déshonneur. Plutôt mourir que quitter le champ de bataille sans coup
férir ! La honte serait impardonnable.
— Eh bien, un grand nombre d’entre eux pourront se
réjouir de voir leurs vœux exaucés », répliqua Caris d’un air sombre.
Elle vida son bol et se remit à la tâche. Ses connaissances thérapeutiques
et sa compréhension du corps humain progressaient à pas de géant. Elle avait
là, sous les yeux, tout ce qui constituait un corps humain vivant : le
cerveau sous les os brisés d’un crâne ; le réseau de tuyaux qui partait
d’une gorge ; les muscles d’un bras ouvert par un coup d’épée ; le
cœur et les poumons à l’intérieur d’une cage thoracique écrasée ;
l’embrouillamini gluant des intestins ; toutes les articulations, hanche,
genou, cheville. En une heure de temps sur un champ de bataille, elle en
apprenait plus qu’en toute une année à l’hospice du prieuré. Voilà donc comment
Matthieu le Barbier avait acquis son savoir ! Elle comprenait maintenant
qu’il puisse manifester une telle confiance en soi.
Le carnage se poursuivit jusqu’à la nuit tombée. Les Anglais
allumèrent des torches par crainte d’une attaque surprise sous le couvert de
l’obscurité. Mais ses compatriotes n’avaient plus rien à craindre ; Caris
le savait bien, là où elle se trouvait. Les Français étaient en pleine déroute.
Elle les entendait fouiller le champ de bataille à la recherche de leurs
compagnons d’armes tombés au combat. Le roi, qui était arrivé à temps pour
participer à l’un des derniers assauts désespérés, avait quitté les lieux.
Après son départ, la débandade avait été générale.
Du brouillard s’éleva de la rivière et emplit bientôt la
vallée. Les feux lointains des Anglais disparurent, happés par la brume. Et
recommença pour Mair et Caris une longue nuit à soigner les blessés à la
lumière des torches. Tous ceux qui étaient en état de marcher ou de boitiller
s’éloignaient le plus loin possible de l’infirmerie pour échapper
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