Un Monde Sans Fin
elle remarqua sur son
cou et sa poitrine des taches violet sombre dont Madge ne lui avait pas parlé.
N’en ayant jamais vu de semblables, elle préféra ne pas avancer d’explication.
« Raccompagnez-moi, que je vous donne de l’eau de rose »,
proposa-t-elle à Madge.
Elles s’en revinrent ensemble à l’hospice dans les rayons du
soleil levant. « Vous avez toujours été si bonne pour nous, dit Madge. Si
vous ne nous aviez pas engagés dans votre affaire de tissu écarlate, nous
serions encore parmi les plus pauvres de la ville.
— Si ce commerce s’est développé, c’est avant tout
grâce à votre énergie et à votre industrie. »
Madge hocha la tête. Elle savait très bien de quoi elle
était redevable et à qui. « Sans vous, nous serions encore dans notre
taudis. »
Mue par une impulsion, Caris décida de l’emmener dans sa
pharmacie pour lui parler en tête à tête. Les laïcs n’étaient pas censés
pénétrer dans la clôture, mais il y avait des exceptions et Caris détenait à
présent des responsabilités assez hautes pour décider par elle-même de
l’opportunité d’enfreindre les règles.
Seule avec Madge dans sa petite salle étroite, Caris
commença par remplir d’eau de rose une petite bouteille en terre pour laquelle
elle réclama six pences à son amie. Cela étant fait, elle se lança :
« Je songe à rompre mes vœux.
— Ah, enfin !... Tout le monde se demandait ce que
vous alliez faire. »
Madge n’avait pas l’air surpris. « Comment cela ?
s’ébahit Caris, médusée d’apprendre que ses réflexions les plus intimes avaient
été percées à jour.
— Oh, il ne faut pas être devin, vous savez ! Il
est de notoriété publique que vous n’êtes entrée au couvent que pour échapper à
cette condamnation à mort pour sorcellerie. Vous vous aimez depuis toujours,
Merthin et vous ; vous avez toujours donné l’impression d’être faits l’un
pour l’autre. Maintenant qu’il est revenu, c’est la moindre des choses que vous
songiez à l’épouser. Après tout ce que vous avez fait ici, vous devriez obtenir
le pardon.
— Je n’arrive pas à me figurer à quoi ressemblerait ma
vie d’épouse. »
Madge haussa les épaules. « Un peu à la mienne,
j’imagine.
Je dirige l’entreprise avec Marc et je veille à la bonne
marche de la maison. C’est une chose que tous les maris attendent de leur
femme. Ce n’est pas la mer à boire, surtout quand on a des moyens et des
domestiques. Les enfants, en revanche, demeureront toujours plus de votre
responsabilité que de celle de votre époux. Mais si, moi, j’arrive à tout
faire, vous y arriverez aussi.
— Vous ne me brossez pas un tableau très passionnant de
la vie conjugale ! »
Madge sourit. « Vous en connaissez déjà les bons côtés,
je suppose : être aimée et adorée ; savoir qu’au moins une personne
sur terre ne vous fera jamais défaut dans les moments difficiles ; se
coucher tous les soirs que Dieu fait à côté d’un homme fort et tendre qui
attend avec impatience le moment de vous étreindre... Pour moi, c’est le
bonheur. »
En se représentant les scènes que Madge décrivait en termes
si simples, Caris se sentit emplie d’un désir ardent, à la limite du tolérable.
Subitement, la vie froide, dure et privée d’amour du couvent, où tout contact
physique était considéré comme un péché insigne, lui parut insupportable. Si
Merthin était entré dans la pièce à ce moment-là, elle lui aurait arraché ses
vêtements et l’aurait violenté, là, à même le plancher !
Voyant que Madge la regardait avec un petit sourire, elle
rougit, persuadée que son amie lisait dans ses pensées.
« Tout va bien, je comprends, dit la tisserande en
déposant six pences d’argent sur le banc. Allons, je ferais bien de rentrer à
la maison m’occuper de mon homme. »
Non sans mal, Caris se ressaisit. « Faites en sorte
qu’il ait tout pour être à l’aise et, au moindre changement, venez sur-le-champ
me chercher.
— Merci, ma sœur, dit Madge. Je ne sais pas ce que nous
ferions sans vous. »
*
Merthin resta songeur pendant tout le voyage de retour à
Kingsbridge. Le joyeux babillage de Lolla fut impuissant à le dérider. Si ses
années de guerre avaient enseigné bien des choses à son frère, elles ne
l’avaient pas changé. Ralph était toujours aussi cruel. Il négligeait son
épouse qui n’était encore qu’une enfant, tolérait à peine ses
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