Un Monde Sans Fin
qu’est-ce qui te
fait croire qu’il s’agit bien de la peste ?
— Les manifestations sont identiques : la fièvre,
les taches violacées, les saignements et ce bubon sous les aisselles. Et
surtout la soif ! Par le Christ, cette soif dévorante, je ne l’oublierai
jamais ! C’est un mal dont on meurt dans les cinq jours en général,
souvent moins. Je suis l’une des rares personnes à en être réchappé. »
Caris sentait le monde s’écrouler sous ses pieds. Elle
n’ignorait rien des histoires affreuses qui circulaient sur ce fléau : en
Italie et dans le sud de la France, des familles entières avaient disparu d’un
coup ; les palais déserts n’abritaient plus que des cadavres en décomposition ;
les rues étaient pleines d’enfants en pleurs qui cherchaient leurs
parents ; dans les campagnes désertées, le bétail décimé jonchait les
champs. Cette malédiction allait-elle toucher aussi la ville de
Kingsbridge ? « Que font les médecins en Italie ?
— Ils prient et chantent des cantiques ; ils
pratiquent des saignées, prescrivent leurs remèdes favoris et se font payer une
fortune pour des conseils inutiles, car tout ce que l’on tente demeure sans
effet. »
Ils se tenaient très près l’un de l’autre et parlaient à
voix basse. Dans la faible lumière des cierges allumés dans le chœur, Caris
parvenait à distinguer les traits de Merthin. Il scrutait son visage avec une
rare intensité. Et son expression lui faisait savoir que si la mort de Marc l’affligeait,
ce qui le préoccupait avant tout, c’était son sort à elle !
Elle demanda encore : « Comment sont les médecins
italiens, comparés aux nôtres ?
— On dit que ce sont les meilleurs du monde après les
Arabes. Ils ont déjà pratiqué des dissections sur des cadavres pour tenter d’en
savoir un peu plus sur ce mal. Mais à ce jour, ils n’ont guéri personne. »
Caris refusait de se laisser aller à un désespoir aussi
absolu. « Il n’est pas possible que nous en soyons réduits à une telle
impuissance !
— À défaut de soigner cette maladie, ils préconisent
certaines règles de conduite pour ne pas l’attraper.
— Lesquelles ? demanda-t-elle avec ardeur.
— Apparemment, la peste se transmet d’une personne à
l’autre.
— C’est le propre d’un grand nombre de maladies.
— Oui, mais dans ce cas, la promiscuité est
véritablement un facteur essentiel. Si quelqu’un l’attrape, généralement tous
ses proches l’attrapent aussi.
— C’est logique. D’aucuns affirment que l’on contracte
un mal simplement en regardant quelqu’un qui en est atteint.
— À Florence, les religieuses conseillaient aux gens de
rester enfermés chez eux, d’éviter tous les rassemblements tels que marchés,
réunions des guildes et des conseils.
— Et les offices religieux ?
— Elles n’en ont pas parlé, mais bien des gens n’allaient
plus à la messe. »
Ces recommandations correspondaient totalement aux
convictions de Caris. Les méthodes qu’elle s’efforçait de mettre en œuvre
depuis des années sauraient-elles tenir la peste en respect ? À cette
pensée, elle sentit un vague espoir renaître en elle. « Et les religieuses
elles-mêmes ? Et les médecins qui sont forcés d’approcher les patients et
même de les toucher ?
— Des prêtres ont refusé d’écouter les pénitents qui
chuchotaient trop bas à confesse, pour ne pas avoir à se trouver trop près
d’eux. Les religieuses portaient des masques en toile qui leur couvraient la
bouche et le nez, pour ne pas respirer le même air. Certaines se lavaient les
mains au vinaigre entre chaque patient. Les prêtres médecins n’ont jamais
reconnu l’efficacité de ces précautions mais, de toute façon, la plupart
d’entre eux avaient quitté la ville.
— À ton avis, elles ont servi à quelque chose ?
— C’est difficile à dire. La maladie était déjà bien
installée lorsqu’on les a prises. Et tout le monde ne les appliquait pas.
Chacun essayait ce qu’il pensait être bon.
— Qu’importe. Nous devons les appliquer
ici ! »
Il hocha la tête et dit, après une pause : « En
tout cas, il y a une chose à faire.
— Quoi donc ?
— Partir le plus loin possible. »
Caris comprit qu’il attendait de placer cette phrase depuis
le tout début de leur conversation. D’ailleurs, il enchaînait :
« Comme on dit : « Pars de bonne heure, parcours une longue
route et ne
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