Un Monde Sans Fin
était allongée et
affichait plus de sérénité que Rose, peut-être en raison de ses quelques années
de plus. Néanmoins, la peur se lisait dans son regard et dans la façon dont
elle serrait la main de Cressie.
Caris fit remonter ses yeux de leurs mains réunies jusqu’au
visage de Cressie. Elle était de celles qui avaient cessé de porter le masque
très tôt. Remarquant une traînée sombre au-dessus de sa lèvre, Caris l’essuya
du revers de sa manche.
« Qu’est-ce que c’était ? voulut savoir Cressie.
— Du sang », répondit Caris.
*
L’élection eut lieu au réfectoire, une heure avant le repas
de midi. Caris et Élisabeth étaient assises côte à côte derrière une table
placée à un bout de la pièce. La congrégation occupait des bancs alignés devant
elles.
La situation s’était renversée. Frère Joseph, qui avait
soigné les victimes de la peste sans jamais porter de masque, avait fini par la
contracter à son tour. Simone, Rose et Cressie étaient alitées à l’hospice,
toutes trois atteintes de la maladie ; quant à Élaine et Jeannie, les deux
autres sœurs qui, dès les tout débuts, avaient refusé de porter le masque,
elles présentaient déjà l’une et l’autre les premiers symptômes du mal :
Élaine éternuait et Jeannie transpirait à grosses gouttes. Toutefois, elles
étaient présentes au réfectoire. Le reste de la communauté s’était résolu à
suivre le conseil de Caris. Si porter le masque signifiait qu’on la soutenait,
alors Caris pouvait se considérer d’ores et déjà élue.
L’assemblée était tendue et agitée. En sa qualité de
doyenne, sœur Beth, l’ancienne trésorière, ouvrit la séance par la lecture
d’une prière. Elle avait à peine refermé son livre que plusieurs religieuses
tentèrent de prendre la parole en même temps. Dans le brouhaha général, la voix
de sœur Margaret s’imposa : « C’est Caris qui avait raison. Celles
qui ont suivi les conseils d’Élisabeth sont mourantes, maintenant. » Une
bruyante approbation accueillit le constat de l’ancienne cellérière.
« J’aurais préféré avoir tort. J’aurais préféré que
Rose, Simone et Cressie soient assises parmi vous et votent contre
moi ! » dit Caris en le pensant très sincèrement. Elle ne supportait
plus de voir les gens mourir. Le reste n’était que futilité.
Élisabeth se leva. « Je propose de reporter l’élection.
Trois religieuses sont décédées et trois autres sont à l’hospice. Il vaudrait
mieux attendre la fin de l’épidémie. »
Caris ne s’était pas attendue à cette manœuvre. Elle avait
cru qu’Élisabeth accepterait sa défaite en voyant que personne ne votait pour
elle.
Son indifférence disparut d’un seul coup. Toutes les raisons
qu’elle avait de vouloir devenir prieure lui revinrent ensemble à
l’esprit : améliorer l’hospice, enseigner aux petites filles à lire et à
écrire, contribuer à faire de Kingsbridge une ville prospère. Si Élisabeth
l’emportait, rien de tout cela ne se réaliserait jamais.
Or les religieuses qui la soutenaient étaient peut-être bien
aises de ne pas avoir à choisir aujourd’hui. D’ailleurs la proposition
d’Élisabeth remportait déjà l’adhésion de la vieille sœur Beth. « Nous ne
saurions procéder à une élection dans l’état de panique qui est le nôtre actuellement.
Nous risquerions de regretter notre choix par la suite, une fois la situation
apaisée.
Ce discours était manifestement préparé ; c’était
l’œuvre d’Élisabeth, bien évidemment. Cependant, l’argument n’était pas dénué
de fondement et Caris sentit croître son inquiétude.
Mais sœur Margaret réagissait déjà, indignée :
« Tu dis cela, Beth, parce que tu sais qu’Elisabeth va perdre. »
Caris se garda d’ajouter un mot, de crainte de se voir
opposer la même critique.
Sœur Naomi, qui ne s’était engagée ni d’un côté ni de
l’autre, intervint : « L’ennui, c’est que nous n’avons pas de
responsable, puisque mère Cécilia, qu’elle repose en paix, n’a pas nommé de
sous-prieure à la mort de Nathalie.
— Est-ce si mal ? demanda Élisabeth.
— Oui, dit Margaret. Nous n’arrivons déjà pas à nous
mettre d’accord sur celle qui marchera en tête pour conduire la congrégation à
la cathédrale !
— Il y a bien d’autres décisions à prendre, et de toute
urgence, fit remarquer Caris. En particulier, concernant les terres de
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