Un Monde Sans Fin
voûte couronnant sa vie
d’architecte ; pour elle, l’épouser signifiait abandonner définitivement
le travail auquel elle se dévouait depuis tant d’années. Voilà pourquoi elle
continuait d’hésiter. Cela n’avait rien à voir avec ses sentiments personnels,
car elle éprouvait pour lui une attirance presque insoutenable.
Elle marmonna les derniers répons et prit machinalement la
tête de la colonne au moment de quitter la cathédrale. De retour dans le
cloître, elle entendit une sœur éternuer derrière elle. Elle ne se retourna pas
pour voir de qui il s’agissait : elle était trop découragée.
Les religieuses grimpèrent l’escalier pour rejoindre le
dortoir. À peine entrée dans la salle, Caris perçut un râle essoufflé. Une sœur
n’avait pas assisté à matines. Sa chandelle lui révéla Simone, la maîtresse des
novices, une religieuse entre deux âges, austère et très consciencieuse, qu’on
ne pouvait soupçonner, comme certaines, de se faire porter malade pour éviter
cet office si matinal.
Prenant soin de protéger son visage, elle s’agenouilla près
du matelas. Simone transpirait abondamment et paraissait effrayée.
« Comment te sens-tu ? demanda Caris.
— Très mal. J’ai fait des rêves étranges. »
Son front était bouillant.
« Je peux avoir quelque chose à boire ?
— Dans un instant.
— J’ai dû attraper froid, je pense.
— Tu as de la fièvre, cela ne fait aucun doute.
— Ce n’est pas la peste, n’est-ce pas ? Ce n’est
pas si grave...
— On va t’emmener à l’hospice, ça vaut mieux, répondit
Caris en restant volontairement évasive. Tu peux marcher ? »
Simone se leva avec difficulté. Caris attrapa une couverture
sur le lit et en enveloppa ses épaules.
Comme elle l’emmenait vers la porte, elle entendit éternuer.
C’était sœur Rose, la plantureuse religieuse chargée des biens portés au
registre du couvent. Caris scruta ses traits. Elle paraissait terrorisée.
« Sœur Cressie, lança Caris au hasard. Emmène Simone à
l’hôpital pendant que j’examine Rose. »
Cressie prit le bras de Simone pour l’aider à descendre
l’escalier.
Levant sa bougie, Caris vit que Rose dégoulinait de sueur.
Ses épaules et sa poitrine étaient parsemées de petits points rouges,
remarqua-t-elle aussi en abaissant l’encolure de sa robe.
« Non ! s’écria Rose. Pitié, Seigneur !
— Ce n’est peut-être rien du tout, mentit Caris.
— Je ne veux pas mourir de la peste ! » gémit
Rose, et sa voix se brisa.
Caris lui dit de garder son calme et de la suivre. Et elle
lui empoigna fermement le bras.
« Non, ça ira ! jeta Rose en se débattant.
— Essaye de réciter une prière. L’ Ave Maria ,
allez ! »
Rose commença à prier. Quelques minutes plus tard, elle ne
résistait plus.
Des lampes à mèches et les cierges de l’autel éclairaient
faiblement la grande salle de l’hospice. Une forte odeur de transpiration, de
vomi et de sang imprégnait l’atmosphère. L’hospice croulait sous le nombre des
malades, auxquels il fallait ajouter les familles éplorées. Quelques
religieuses s’affairaient auprès des patients restés éveillés pour la plupart
malgré l’heure tardive, les aidant à boire ou nettoyant leurs déjections.
Certaines seulement continuaient à porter un masque.
Frère Joseph était là, lui aussi. C’était le plus âgé des
moines médecins et le plus aimé de tous. Pour l’heure, il administrait les
derniers sacrements au patron de la guilde des bijoutiers. Entouré de ses
enfants et de ses petits-enfants, Rick l’Argentier chuchotait sa confession et
Joseph l’écoutait, la tête penchée vers lui.
Caris aménagea une place pour Rose et l’obligea à
s’allonger. Une religieuse lui apporta un gobelet d’eau fraîche. Rose restait
calme et se tenait tranquille mais ses yeux furetaient dans toutes les
directions. Elle savait ce qui l’attendait, et son effroi était visible.
« Frère Joseph va venir te voir dans un instant, lui dit Caris.
— Tu avais raison, sœur Caris, lâcha Rose.
— Dans quel sens ?
— Parmi les amies d’Élisabeth, Simone et moi avons été
les premières à refuser de porter le masque, et regarde ce qui nous
arrive ! »
Que la mort puisse sanctionner ceux qui ne partageaient pas
ses vues n’avait pas effleuré Caris, et elle en était horrifiée. Elle aurait
préféré s’être trompée.
Elle alla examiner Simone. Celle-ci
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