Un Monde Sans Fin
vent de l’opinion avait tourné. Les
autres membres de la guilde n’étaient pas nécessairement aussi bornés que le
jeune bâtisseur, mais ils partageaient son effroi. La peste ébranlait jusqu’aux
personnes les moins naïves, se dit Merthin. Le sermon de Godwyn avait eu un
retentissement bien plus fort qu’il ne l’avait imaginé. Il était sur le point
de tout abandonner, quand la vision du visage épuisé et découragé de Caris
s’imposa à ses yeux. Il tenta une dernière fois : « J’ai déjà connu
la peste à Florence. Sachez bien que les moines et les prêtres n’en sauveront
personne ! Et vous, vous aurez offert la ville sur un plateau à Godwyn,
sans rien gagner au change !
— C’est quasiment un blasphème », décréta Jimmie.
Merthin regarda autour de lui, impuissant. L’assemblée hochait la tête, trop
effrayée pour retrouver la raison.
Il fut décidé que la guilde n’interviendrait pas dans
l’élection de la prieure. La réunion prit fin peu après dans la mauvaise humeur
générale. Les participants prirent des tisons brûlants dans l’âtre pour
s’éclairer au retour.
L’heure était trop tardive pour aller rendre compte de la
situation à Caris, jugea Merthin. Moines et religieuses se couchaient à la
tombée de la nuit pour se lever aux premières lueurs de l’aube. Mais il eut la
surprise de reconnaître la silhouette postée devant la halle de la guilde. La
lumière de sa torche lui révéla son visage tourmenté. « Alors ?
demanda-t-elle anxieusement.
— Raté, soupira-t-il, j’en suis navré. »
La lueur vacillante faisait ressortir son expression
pathétique.
« Qu’est-ce qu’ils ont dit ?
— Ils ne veulent pas intervenir. Ils ont cru au sermon.
— Les crétins ! »
Ils descendirent la grand-rue d’un même pas. Arrivé devant
le portail du prieuré, Merthin ajouta : « Quitte le couvent,
Caris ! Je ne dis pas ça pour moi, mais pour toi. Sous les ordres
d’Élisabeth, tu ne pourras pas agir comme tu l’entends. Elle te déteste ;
elle te mettra des bâtons dans les roues à la moindre occasion.
— Elle n’a pas encore gagné !
— Mais elle gagnera, tu l’as dit toi-même. Romps tes
vœux et épouse-moi.
— Le mariage aussi est un vœu. Si je renonce à celui
que j’ai prononcé devant Dieu, comment pourras-tu avoir confiance en ma
parole ? »
Il sourit. « Je prends ce risque !
— Laisse-moi y réfléchir encore.
— Ça fait des mois que tu y réfléchis, objecta Merthin
avec amertume. Si tu ne pars pas maintenant, tu ne partiras Jamais.
— Partir maintenant, c’est impossible. Les gens ont
plus que jamais besoin de moi. »
Il commença à s’énerver. « Je ne passerai pas ma vie à
te le demander.
— Je sais.
— En fait, après ce soir, je ne te le demanderai
plus. »
Elle se mit à pleurer. « Comment veux-tu que
j’abandonne l’hospice en cette période tragique ?
— L’hospice !
— Et les gens de la ville.
— Tu penses un peu à toi, parfois ? » À la
lumière de sa flamme, Merthin voyait ses larmes étinceler.
« Ils ont tant besoin de moi.
— Personne ne te sait gré de rien. Pas plus les
religieuses que les moines ou les habitants de la ville. Et je sais de quoi je
parle, tu peux me croire !
— Ça m’est égal. »
Il s’inclina devant son choix, essayant de refouler la
colère égoïste qui l’inondait. « Si tu estimes que tel est ton devoir...
— Je te remercie d’être aussi compréhensif.
— Je préférerais ne pas avoir à l’être.
— Moi aussi.
— Tiens, prends cette torche.
— Merci. »
Elle s’empara du bout de bois enflammé et s’éloigna de son
pas déterminé et assuré, mais la tête baissée. Il la regarda franchir la grille
en se demandant si c’était la fin de leur amour, si tout était fini entre eux.
Elle disparut à sa vue.
Les interstices des volets et de la porte de l’auberge de La
Cloche laissaient filtrer une joyeuse lumière. Il entra dans la grande salle.
Les derniers clients s’échangeaient des au revoir
enivrés ; Sairy ramassait les gobelets et nettoyait les tables. Merthin
monta voir Lolla, qui dormait profondément. Il paya la somme promise à la fille
qui l’avait gardée et songea à se coucher, lui aussi. Il ne dormirait pas, il
le savait déjà. Il était trop bouleversé. Pourquoi avait-il justement perdu
patience ce soir, et non pas un autre jour, lui qui savait si bien
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