Un Monde Sans Fin
les
combattants la dévisagèrent, médusés.
Caris ordonna : « Joe, sors un des poulets de la
cage.
— Eh, attendez un peu ! objecta Toby.
— Fais-moi confiance, Toby. Je ne te léserai pas, tu le
sais bien.
— C’est sûr, mais...»
Joe ouvrit la cage et en sortit un poulet maigrichon. Tenu
par les pattes, l’oiseau tournait la tête dans tous les sens, déconcerté de
voir le monde à l’envers.
« Maintenant, donne-le à la femme de Toby.
— Quoi ?
— Crois-tu vraiment que je chercherais à te dépouiller,
Joe ? » De mauvaise grâce, le forgeron remit l’animal à l’épouse de
Toby, une jeune femme à l’air pincé. « Tiens, Jane ! »
Jane s’en empara prestement.
« Toi, remercie Joe, lui enjoignit Caris.
— Je te remercie, le Forgeron, marmonna Jane sans se
départir de son air bougon.
— Maintenant, poursuivit Caris, donne un poulet à
Ellie, Toby. »
Celui-ci obéit avec un sourire benêt. La femme de Joe le
Forgeron, qui était à quelques jours d’accoucher, sourit joyeusement.
« Merci, Toby Peterson. »
Ils avaient retrouvé le sens commun et commençaient à
entrevoir la bêtise de la bagarre.
« Et le troisième poulet ? demanda Jane.
— J’y viens », répondit Caris. Balayant la foule
des yeux, elle désigna une fillette de onze ou douze ans, à l’air réfléchi.
« Comment t’appelles-tu ?
— Jesca, mère prieure. Je suis la fille de John le
Sergent.
— Prends le troisième poulet et porte-le à l’église
Saint-Pierre. Donne-le au père Michael en lui disant que Toby et Joe vont venir
lui demander son pardon pour avoir commis un péché de convoitise.
— Bien, ma mère. »Jesca prit le poulet restant et
s’en alla. Ellie, la femme de Joe, dit à Caris : « Vous vous souvenez
peut-être, mère Caris, que vous avez soigné la petite sœur de mon mari, il y a
quelques années, quand elle s’était brûlé le bras à la forge. Elle s’appelle
Minnie.
— Absolument, dit Caris. C’était une méchante brûlure,
elle doit avoir dans les dix ans aujourd’hui.
— Exactement.
— Elle se porte bien ?
— Comme un charme, grâce à Dieu et à vous.
— Cela me fait bien plaisir de l’apprendre.
— Me feriez-vous l’honneur de prendre une chope de
bière chez moi, mère prieure ?
— Ce serait avec plaisir, mais je suis très
pressée. » S’adressant aux hommes, elle ajouta : « Que Dieu vous
bénisse et ne vous battez plus ! »
Joe la remercia.
Caris s’éloigna.
« Merci, ma mère ! » cria Toby à sa suite.
Elle leur fit un signe de la main sans se retourner.
Tout en cheminant, elle remarqua que d’autres portes avaient
été fracturées, probablement pour y commettre des larcins après la mort de
leurs propriétaires. Quelqu’un devrait s’occuper de ce problème ! se
dit-elle. Mais avec un prieur en fuite et un prévôt de la trempe d’Elfric, il
n’y avait pas grand monde pour prendre des initiatives.
Arrivée à Saint-Pierre, elle découvrit Elfric dans la nef
avec des paveurs et leurs apprentis. Des dalles de pierre étaient empilées tout
autour. Des hommes préparaient le terrain, répandant du sable et l’aplatissant
avec des bâtons. Elfric surveillait le niveau à l’aide d’un appareil constitué
d’un cadre de bois et d’une corde au bout de laquelle était accroché un poids
en plomb. La ressemblance avec une potence de cet instrument compliqué rappela
à Caris les manigances de son beau-frère pour la faire condamner pour
sorcellerie, voilà dix ans. Elle s’étonna de n’éprouver que mépris pour lui,
sans trace de haine. C’était un homme méchant et borné.
Elle attendit qu’il ait fini pour lancer sèchement :
« Tu savais que Godwyn projetait de s’enfuir ? »
Elle avait compté le surprendre. Son air ébahi la
convainquit qu’il n’était pas au courant. « S’enfuir ? Mais
pourquoi... ? Quand... ? Oh, hier soir ?
— Tu les as vus ?
— J’ai entendu du bruit.
— Moi, je les ai vus ! dit un paveur, et il prit
appui sur sa pelle pour raconter la scène. Je sortais de l’auberge du Buisson.
Il faisait nuit noire, mais ils avaient des torches. Le prieur était à cheval,
les autres à pied. Ils avaient des quantités de bagages : des tonneaux de
vin, des roues de fromage et Dieu sait quoi encore. »
Caris n’ignorait pas que Godwyn avait vidé les celliers du
prieuré. Il n’avait pu emporter les provisions des sœurs,
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