Un Monde Sans Fin
chassé ! » Elle éclata en sanglots.
Que la fille souffre de la faim, Caris n’en douta pas un
instant en voyant sa maigreur. « Viens avec moi, dit-elle. Je vais te
donner à manger. »
Elle prit la fille par le bras et la ramena au prieuré.
« Comment t’appelles-tu ?
— Ismay.
— Quel âge as-tu ?
— Treize ans. »
Caris l’emmena à la cuisine où une novice appelée Oonagh
surveillait la préparation du repas des religieuses, en remplacement de sœur
Joséphine la cuisinière, morte de la peste. « Donne du pain et du beurre à
cette enfant », lui ordonna Caris.
Elle s’assit et regarda la petite manger. De toute évidence,
Ismay n’avait rien avalé depuis des jours. Elle dévora la moitié d’une miche de
quatre livres avant de ralentir un peu l’allure.
Caris lui versa un bol de cidre. « Comment se fait-il
que tu aies aussi faim ?
— J’ai perdu toute ma famille.
— Que faisait ton père ?
— Il était tailleur. Moi aussi je couds très bien, mais
personne n’achète plus de vêtements. Les gens se servent gratuitement dans les
maisons des morts.
— C’est pour ça que tu voulais te
prostituer ? »
Ismay baissa les yeux. « J’avais si faim, mère prieure,
pardonnez-moi.
— C’était la première fois ? »
Elle secoua la tête, mais ne se risqua pas à soutenir le
regard de Caris.
Celle-ci sentit des larmes de colère lui monter aux yeux.
Quel homme fallait-il être pour souhaiter avoir des rapports sexuels avec une
fillette affamée de treize ans ? Comment Dieu pouvait-il conduire une
petite fille à un tel désespoir ? « Tu veux habiter ici, avec les
religieuses, et travailler à la cuisine ? Tu auras tous les jours le
ventre plein. »
Ismay releva la tête joyeusement. « Oh oui, ma
mère ! Je voudrais tant.
— Eh bien, c’est dit ! Tu peux commencer à aider
la novice à préparer le repas des sœurs. Oonagh, je te présente une nouvelle
recrue !
— Merci, mère Caris. J’accepte toute l’aide qu’on
voudra bien me donner. »
Caris sortit de la cuisine et se rendit à la cathédrale pour
l’office de sexte. La peste n’attaquait pas seulement le corps, mais l’âme
aussi. L’exemple d’Ismay le prouvait bien.
La célébration de l’office débuta, laissant à Caris tout
loisir de se plonger dans ses pensées. Bien des questions devraient être
abordées à la réunion de la guilde, outre la fuite des moines. La vie de la
ville devait être réorganisée de fond en comble et au plus vite, si l’on
voulait combattre efficacement les effets de la peste. Mais comment ?
Elle consacra tout son dîner à étudier la question. Pour
toutes sortes de raisons, le temps était venu de prendre de grandes décisions.
La présence de l’évêque en ville lui assurait une autorité indiscutée aux yeux
de la population. Ne devait-elle pas en profiter pour mettre en place des
mesures difficiles à accepter ?
Et peut-être pour aussi obtenir d’Henri de Mons d’autres
faveurs... Cette pensée en fit naître mille autres dans son esprit...
Le dîner achevé, elle alla le trouver à la maison du prieur
où il était descendu. Il était à table avec l’archidiacre Lloyd. C’était la
cuisine du couvent qui avait assuré leur repas et ils buvaient du vin tandis
qu’un serviteur du prieuré débarrassait. « J’ose espérer que le dîner vous
a plu, monseigneur l’évêque », dit-elle cérémonieusement.
Il avait l’air un peu moins grincheux qu’à l’habitude.
« C’était bien. Merci, mère Caris. Le brochet était très savoureux. Des
nouvelles concernant notre fuyard de prieur ?
— Apparemment, il a pris grand soin de ne rien
divulguer sur sa destination.
— C’est décourageant.
— En parcourant la ville pour interroger les habitants,
j’ai noté plusieurs scènes qui m’ont fortement déplu : une fille de treize
ans se prostituait ; deux hommes, qui d’habitude professent le plus grand
respect des lois, se battaient pour les possessions d’un voisin décédé ;
un autre était ivre mort à midi.
— Ce sont les effets de la peste. Des scènes semblables
se déroulent dans tout le pays !
— Je considère qu’il faut réagir, prendre des
mesures. »
Il leva les sourcils. C’était à croire que cette idée ne lui
avait jamais traversé l’esprit ! « Lesquelles ? voulut-il
savoir.
— Le prieur se trouve être le suzerain de Kingsbridge,
c’est à lui de prendre
Weitere Kostenlose Bücher