Un Monde Sans Fin
place. Ainsi, au
lieu que le fil de trame passe au-dessus et en dessous de chaque fil de la
chaîne l’un après l’autre, il parcourt le trajet en un seul mouvement, en
passant dans l’intervalle aménagé par le harnais. Ensuite, on fait retomber le
harnais ; la position des fils s’inverse, et l’on effectue le trajet de
retour de la même manière qu’à l’aller.
— C’est ça. Sauf que vous avez oublié de dire que le
fil de trame est enroulé sur une navette.
— C’est juste. Cette navette, on la lance donc à
travers la chaîne, d’abord dans un sens, puis dans l’autre. Sur vos métiers,
quand vous avez lancé votre navette dans un sens, vous êtes obligée de la
lâcher avant de la lancer dans l’autre sens parce que vous devez changer la
position du harnais et que cette opération nécessite vos deux mains.
— Oui, c’est juste.
— Eh bien, c’est là que les métiers italiens se
distinguent des nôtres : ils sont équipés d’une pédale qui permet de
soulever et d’abaisser le harnais par simple pression du pied. De cette façon,
on n’a jamais à poser la navette.
— Oh, mon âme ! Vraiment ?
— Ça représente une grande économie de temps, n’est-ce
pas ?
— Une économie colossale ! Qui me permettrait de
produire deux fois plus de tissu dans le même temps !
— C’est bien ce que je pensais. Vous voulez que je vous
en fabrique un, pour voir ?
— Oh, que oui !
— Je vais essayer de me rappeler comment ils étaient
conçus.
Il me semble que la pédale commandait un système de poulies
et de leviers...»Il réfléchit, les sourcils froncés. « Bon, je vais voir.
Je suis sûr que j’y arriverai. »
*
En fin d’après-midi, Caris croisa le chanoine Claude au
sortir de la bibliothèque, un petit livre à la main. En l’apercevant, il
s’arrêta, gêné. Elle devina qu’il repensait, comme elle, à la situation dans
laquelle elle l’avait surpris quelques heures plus tôt. Puis, elle vit un
sourire se dessiner sur ses lèvres. Il mit la main devant sa bouche pour le
cacher, craignant sans doute qu’elle ne s’indigne de sa désinvolture. Mais, se
remémorant la tête des prélats quand elle avait ouvert la porte, elle sentit le
fou rire la prendre. Incapable de se contenir, elle lâcha : « Que
vous étiez drôles, tous les deux ! » Claude gloussa malgré lui. Caris
ne put s’empêcher de pouffer. Le regard qu’ils échangèrent eut pour effet de
libérer la tension et ils se retrouvèrent dans les bras l’un de l’autre, riant
aux éclats, les joues inondées de larmes.
*
Ce soir-là, Caris emmena Merthin dans le potager, à l’angle
sud-ouest du prieuré, près de la rivière. Il faisait bon, et la terre humide
exhalait un doux parfum de printemps. Des oignons verts et des radis
commençaient à pointer le nez. « Alors, comme ça, ton frère va devenir
comte de Shiring ? dit-elle à Merthin.
— Oui, sauf si Philippa peut l’en empêcher.
— Une comtesse ne doit-elle pas se soumettre à la
volonté ?
— En théorie, toutes les femmes sont censées obéir aux
hommes, dit Merthin avec un sourire. Mais certaines ne l’entendent pas de cette
oreille.
— Je ne vois pas à qui tu penses.
— Quel monde absurde ! s’écria Merthin, retrouvant
brusquement son sérieux. Un homme assassine sa femme et le roi l’élève au plus
haut rang de la noblesse !
— Ce n’est pas la première fois que ça arrive, mais il
est vrai que c’est difficile à accepter quand l’histoire vous touche d’aussi
près. Pauvre Tilly...»
Merthin se frotta les yeux comme pour chasser de son esprit
des images désagréables. « Pourquoi m’as-tu amené ici ?
— Pour discuter avec toi de la dernière étape de mon
plan : le nouvel hôtel-dieu.
— Ah, c’est pour ça. Je me disais aussi...
— À ton avis, ce serait possible de le construire
ici ? »
Merthin regarda autour de lui. « Je ne vois rien qui
nous en empêche. Le terrain est en pente, mais pas plus que dans le reste du
prieuré, et il ne s’agit pas de construire une nouvelle cathédrale. Combien de
niveaux voudrais-tu qu’il comporte ? Un, deux ?
— Un seul. Mais je ne veux pas d’une salle commune.
J’aimerais avoir plusieurs chambres de taille moyenne, de quatre ou six lits au
plus, pour limiter le risque de propagation des maladies. Je voudrais aussi
avoir une pharmacie : une grande pièce, bien éclairée, exclusivement
réservée à la
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