Un Monde Sans Fin
fort et avec
indignation qu’elle s’adonnait à des occupations illicites avec Merthin dans
l’enceinte du palais. Sa révélation déclencherait une controverse et obligerait
les notables de la ville à prendre parti. La plupart la soutiendraient avec une
confiance aveugle, car ils l’aimaient et la respectaient, mais certains
n’hésiteraient pas à condamner son comportement. Ce conflit affaiblirait son
autorité et compromettrait tout ce qu’elle entreprendrait par la suite. Mieux
valait admettre sa défaite.
« Tu peux occuper la chambre, dit-elle. Mais pas la
grande salle du rez-de-chaussée que j’utilise pour mes réunions avec les
notables et les dignitaires de passage. Et je ne veux pas te trouver ici
pendant la journée : entre les offices, tu resteras dans le cloître du
monastère. Un sous-prieur n’a pas de palais ! » Elle partit sans lui
laisser le temps de répliquer. Elle avait sauvé la face, mais il avait tout de
même gagné.
La veille, elle avait eu l’occasion de se convaincre de sa
rouerie lorsque l’évêque Henri lui avait demandé de justifier son attitude
déshonorante des derniers mois. À chacune de ses questions, Philémon avait
trouvé une explication plausible. S’il avait déserté son poste au prieuré pour
se réfugier à Saint-Jean-des-Bois, c’était pour préserver le monastère de
l’extinction. La fuite lui était parue la seule solution. Un dicton ne
disait-il pas : « Pars sans attendre, accomplis un long trajet et ne
reviens pas avant longtemps » ? Aujourd’hui encore, n’était-ce pas le
seul moyen d’éviter la peste, à en croire l’opinion générale ? Tout le
monde en était convenu. Leur seule erreur avait été de ne pas quitter la ville
plus tôt. Pourquoi, dans ce cas, l’évêque n’avait-il pas été informé du départ
des moines ? Philémon, à son grand regret, n’avait fait qu’obéir aux
ordres du prieur Godwyn. S’il s’était enfui de Saint-Jean quand la peste les y
avait rattrapés, c’était pour répondre à l’appel de Dieu qui lui avait demandé
de prendre en charge la paroisse de Monmouth. Il y était parti avec la
permission de Godwyn. Si frère Thomas ignorait tout de cette autorisation, s’il
allait même jusqu’à nier qu’elle lui ait été accordée, c’était parce que le
prieur Godwyn avait jugé bon de la tenir secrète, pour ne pas susciter de jalousie
parmi les moines. Et s’il avait quitté Monmouth peu après pour revenir à
Kingsbridge, c’était parce que frère Murdo lui avait appris que le prieuré
avait besoin de lui. Il avait vu là un nouveau message de Dieu.
De ses discours, Caris avait tiré la conclusion que Philémon
avait fui devant la peste jusqu’au moment où il s’était rendu compte qu’il
faisait sans doute partie des rares chanceux qui ne l’attrapaient pas. Par la
suite, ayant appris de Murdo que Caris et Merthin habitaient ensemble dans la chambre
du prieur, il avait décidé d’en tirer profit. Le Seigneur n’avait rien à voir
avec son retour.
Mais l’évêque avait cru à ses boniments. Philémon avait pris
soin d’adopter une attitude d’humilité frisant l’obséquiosité. Henri, qui ne le
connaissait pas, s’était laissé berner.
Quittant le palais du prieur, Caris se dirigea vers la tour
nord est de la cathédrale et en gravit le long escalier en spirale qui menait à
la loge des maçons. À quatre pattes sur le sol, Merthin était occupé à tracer
des plans dans la lumière blanche qui pénétrait par les hautes fenêtres.
Elle s’approcha pour regarder ses croquis, bien qu’elle ait
du mal à les lire. Déchiffrer des plans requérait une grande imagination. À la
place des lignes toutes fines gravées dans le mortier, il fallait se
représenter d’épais murs de pierre percés de portes et de fenêtres.
Le sourire aux lèvres, Merthin attendait sa réaction,
persuadé sans doute que son projet ne la laisserait pas indifférente.
Peu à peu, elle parvint à tirer un sens de toutes ces
droites et courbes qui s’entrecroisaient sous ses yeux. « Mais tu as
dessiné... un cloître ! s’exclama-t-elle, déconcertée.
— Exactement ! Pourquoi un hospice devrait-il être
long et étroit ? Ce n’est pas une nef d’église ! Tu voulais de l’air,
de l’espace et de la lumière. J’ai donc réparti les salles autour d’un
rectangle de verdure au lieu de les regrouper à la queue leu leu ! »
Elle essaya d’imaginer le résultat :
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