Un Monde Sans Fin
porte : « Je suis Gwenda, de Wigleigh. Préviens le comte Ralph que
je dois lui parler de toute urgence en privé.
— Tu as vu la foule autour de toi ? Tous ces gens
sollicitent une entrevue avec le comte, le juge ou le shérif. »
Une vingtaine de personnes pour le moins battaient le pavé
de la cour. Nombre d’entre elles serraient sur leur cœur un rouleau de
parchemin.
Si elle voulait sauver son fils de la potence, Gwenda devait
rencontrer Ralph avant l’aube, c’était indispensable. Pour cela, elle était
prête à prendre les plus grands risques.
« Combien ? demanda-t-elle au maréchal des logis.
— Je ne peux pas te promettre qu’il te recevra,
répondit le garde sur un ton légèrement moins méprisant.
— Tu peux déjà lui dire mon nom.
— Deux shillings. Vingt-quatre pence d’argent. »
Une fortune ! Gwenda avait sur elle toutes ses
économies.
Toutefois, elle ne s’en détesterait pas sans être assurée
que la commission serait faite.
« Comment est-ce que je m’appelle ?
— Aucune idée.
— Je viens de te le dire. Comment comptes-tu m’annoncer
au comte Ralph si tu ne te souviens pas de mon nom ?
— Redis-le-moi !
— Gwenda, de Wigleigh.
— Très bien, je transmettrai. »
Elle sortit de sa bourse une poignée de piécettes en argent
et en compta vingt-quatre. La paie d’un ouvrier agricole pour quatre semaines
de travail ! Cette somme amassée sou à sou en s’échinant au travail, ce
garde méprisant et paresseux allait la gagner sans lever le petit doigt.
Il tendait déjà la main.
« Comment je m’appelle ? demanda-t-elle à nouveau.
— Gwenda.
— Gwenda d’où ?
— De Wigleigh. Le meurtrier jugé ce matin venait de
là-bas, non ? »
Elle lui donna son pot-de-vin et affirma avec force :
« Le comte acceptera de me recevoir. »
Le garde empocha l’argent.
Gwenda se retira dans la cour en espérant qu’elle n’avait
pas dilapidé ses économies.
Cinq minutes plus tard, elle aperçut un profil
familier : une petite tête vissée sur de larges épaules. Alan Fougère, qui
s’en revenait des écuries ! Les autres quémandeurs ne le reconnurent pas.
Décidée à ne pas laisser passer sa chance, Gwenda alla se planter devant lui.
« Bonjour, Alan.
— On dit « sieur Alan », maintenant.
— Je vous en félicite. Auriez-vous l’obligeance
d’annoncer à Ralph que je souhaite lui parler ?
— Inutile de te demander l’objet de ta visite.
— Dites-lui que je souhaite le voir en
particulier. »
Alan haussa un sourcil. « Sans vouloir t’offenser, tu
n’es plus le perdreau de l’année. La dernière fois, tu avais vingt ans de moins.
— Il en décidera lui-même, ne croyez-vous pas ?
— Bien sûr, répliqua Alan, un sourire insultant aux
lèvres.
Comment aurait-il oublié ce torride après-midi à La
Cloche ? »
L’écuyer avait assisté à la scène. Il avait regardé Gwenda
se déshabiller et l’avait détaillée dans toute sa nudité. Il l’avait vue
marcher jusqu’au lit, s’agenouiller sur le matelas en détournant la tête et il
s’était bruyamment esclaffé quand Ralph avait décrété qu’elle était plus jolie,
vue de derrière.
Gwenda s’efforça de masquer son dégoût et sa honte sous un
ton dénué d’expression : « j’espérais en effet qu’il s’en
souviendrait encore aujourd’hui. »
Flairant en lui un personnage important, les autres
plaignants commençaient à s’attrouper autour d’Alan et à le supplier. Il les écarta
et entra au château.
Gwenda patienta.
Au bout d’une heure, elle comprit que Ralph ne la recevrait
pas avant le dîner. Ayant trouvé un coin de terre à peu près sec d’où elle
pouvait surveiller la porte, elle s’assit et s’adossa au mur de pierre.
Une deuxième heure s’écoula, puis une troisième. Chez les
nobles, les repas duraient souvent tout l’après-midi. Comment pouvait-on
ripailler aussi longtemps sans se faire éclater la panse ? s’interrogea
Gwenda, qui n’avait rien avalé de la journée. La faim, cependant, ne la
tenaillait pas. L’angoisse lui coupait l’appétit.
C’était une grise journée d’avril. Le ciel ne tarda pas à
s’assombrir. Parcourue de frissons, Gwenda demeurait courageusement rivée à son
carré de terre. S’entretenir avec Ralph était sa seule et unique chance de
sauver son fils.
Des serviteurs sortirent allumer les torches de la cour. Des
lumières filtrèrent
Weitere Kostenlose Bücher