Un Monde Sans Fin
pousser les cultures de
leur choix. Ce seraient eux qui engrangeraient les bénéfices ; ils ne
connaîtraient pas un destin de misère et de famine.
Cela justifiait-il son supplice ? Elle n’en savait
rien. Son parchemin sous le bras, elle se dirigea vers la porte.
Alan lui emboîta le pas. « Passe la nuit ici, dans la
grande salle », murmura-t-il au moment où elle s’apprêtait à franchir le
seuil. C’était là que dormaient la plupart des occupants du château. « Et,
demain, sois dans la chaumière de la forêt à deux heures de
l’après-midi. »
Elle tenta de s’éclipser sans répondre. D’un bras puissant,
Alan l’empêcha de passer : « Tu as compris ?
— Oui. J’y serai. »
Il la laissa partir.
*
Elle ne vit Sam que tard dans la soirée. L’après-midi,
pendant que les écuyers s’adonnaient à leurs jeux violents, elle demeura à
l’intérieur du grand vestibule où régnait une fraîcheur agréable, heureuse
d’être seule avec ses pensées. Elle essaya de se convaincre que cette intimité
avec Ralph ne comptait pas. Il y avait beau temps qu’elle avait perdu sa
virginité. Mariée depuis plus de vingt ans, elle avait fait l’amour des
milliers de fois. Ce ne serait qu’un mauvais quart d’heure à passer dont elle
ne garderait aucune séquelle. Elle se soumettrait et oublierait.
Jusqu’à la fois suivante.
Car Ralph pourrait la forcer ainsi indéfiniment. Aussi
longtemps que Wulfric serait de ce monde, elle vivrait dans l’angoisse que
Ralph n’apprenne le secret de la naissance de Sam.
Elle tenta de se convaincre que le comte finirait par se
lasser d’elle et se tournerait vers des servantes de taverne plus accortes.
À la tombée de la nuit, quand les écuyers rentrèrent pour
souper, Sam s’étonna de la trouver si pâle : « Vous ne vous sentez
pas bien ?
— Si, si, répondit-elle et elle s’empressa
d’ajouter : David m’a acheté une vache laitière. »
Elle put lire une légère envie sur les traits de son aîné
qui ne touchait pas un sou au château. Les écuyers étant nourris, logés et
blanchis, on considérait qu’ils pouvaient se passer d’argent. Mais quel jeune
homme n’aimait pas avoir quelques sols en poche ?
Ils évoquèrent le mariage prochain de David.
« Puisque vous serez toutes les deux grands-mères du
même enfant, il faudra bien que vous vous réconciliez, Annet et vous !
— Ne dis pas de bêtises, Sam ! Tu ne sais pas de
quoi tu parles. »
À l’heure du souper, Ralph et Alan émergèrent de la chambre.
Pendant que résidents et visiteurs se rassemblaient dans la grande salle
commune, les cuisiniers apportèrent trois brochets grillés aux herbes. Gwenda
prit place en bout de table, le plus loin possible de Ralph, si bien qu’il ne
la remarqua pas.
Après le repas, elle s’allongea sur la paille auprès de Sam,
rassurée de dormir à ses côtés comme lorsqu’il était petit et qu’elle tendait
l’oreille dans le silence de la nuit, satisfaite et rassurée de l’entendre
respirer paisiblement. Ses dernières pensées au moment de sombrer dans le
sommeil furent qu’en grandissant, les enfants trompaient les attentes de leurs
parents. Elle-même s’était violemment rebellée lorsque son père l’avait vendue
comme une marchandise. À présent, ses deux fils traçaient leur route, qui
n’était pas celle qu’elle avait envisagée pour eux. Sam était en passe de
devenir chevalier et David épouserait la fille d’Annet. Si nous savions comment
nos enfants allaient tourner, songea-t-elle, serions-nous aussi pressés de les
mettre au monde ?
Elle rêva qu’elle se rendait à la chaumière dans les bois et
qu’à la place de Ralph, elle découvrait un chat sur le lit. Elle savait qu’elle
devait le tuer. Ayant les mains attachées dans le dos, elle l’assommait donc à
coups de tête jusqu’à ce que mort s’ensuive.
À son réveil, elle se demanda si elle devait tuer Ralph lors
de leur prochain rendez-vous.
Jadis, elle avait éliminé Alwyn en lui plantant son couteau
de brigand dans la gorge et en le faisant remonter si violemment que la lame
était ressortie par l’orbite. Elle avait aussi tué Sim le colporteur en lui
maintenant la tête sous l’eau jusqu’à ce que ses poumons ne contiennent plus
une once d’air. Elle était parvenue à le noyer malgré ses convulsions.
Peut-être réussirait-elle aussi à se débarrasser de Ralph, en choisissant le
bon moment. Cela,
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