Un Monde Sans Fin
naturellement, à condition qu’il vienne seul au rendez-vous.
Las, les comtes étaient toujours entourés d’une petite cour. Alan serait là, à
son habitude. Il était rare que Ralph se déplace en compagnie d’un seul écuyer.
Qu’il n’en ait pas du tout était fort improbable.
Arriverait-elle à les tuer tous les deux ? Personne
n’était au courant de leur rencontre. Si elle rentrait tranquillement chez elle
tout de suite après, elle ne serait pas soupçonnée. Le secret n’étant connu que
d’elle seule, on ne pourrait pas lui prêter de mobile, ce qui était un immense
avantage. On découvrirait peut-être qu’elle était dans les parages à l’heure du
meurtre, mais on se contenterait de lui demander si elle avait croisé des
hommes louches. Il ne viendrait à l’idée de personne qu’une paysanne de
quarante ans ait pu occire un homme aussi grand et solide que le comte Ralph.
Pour ne rien dire de deux.
En serait-elle capable ? Au fond de son cœur, elle
savait le combat perdu d’avance. La violence était le pain quotidien de Ralph
et d’Alan. Ils guerroyaient depuis vingt ans. Leur dernière campagne militaire
remontait à l’hiver de l’année précédente. C’étaient des hommes prompts à
réagir, leur riposte était mortelle : maints chevaliers français en
avaient fait l’amère expérience.
En usant de ruse et en agissant par surprise, elle en
tuerait peut-être un, mais certainement pas les deux.
Elle allait devoir se soumettre à Ralph.
Morose, elle sortit dans la cour se laver les mains et le
visage.
Quand elle revint dans la grande salle, les cuisiniers
apportaient le pain de seigle et la bière coupée d’eau du petit déjeuner. Sam
trempa un quignon rassis dans sa chope.
« Vous avez encore cet air bizarre, maman. Qu’est-ce
qui vous tourmente ?
— Rien. »
Elle prit son couteau et se coupa un morceau de pain.
« Une longue route m’attend.
— Ça vous inquiète ? Vous ne devriez pas voyager
seule. En général, les femmes font tout leur possible pour l’éviter.
— Je suis plus résistante que la majorité des
femmes. »
La sollicitude de Sam lui chauffait le cœur. Ralph, son
véritable père, ne se serait jamais soucié de sa sécurité. C’était le signe que
Wulfric avait exercé une bonne influence sur son fils.
Toutefois, elle était gênée qu’il ait perçu son malaise.
« Tu n’as pas besoin de t’en faire pour moi.
— Si je vous accompagnais ? Je suis sûr que le
comte n’y verrait pas d’inconvénient. Aujourd’hui, il n’a pas besoin de
nous : il s’en va quelque part avec sieur Alan. »
Seigneur Dieu ! Si elle ne se rendait pas au
rendez-vous, Ralph se ferait une joie de révéler leur secret au grand jour. Il
n’en fallait pas beaucoup pour exciter sa violence.
« Non, refusa-t-elle fermement. Reste ici. On ne sait
jamais quand le seigneur peut vous convoquer.
— Il ne m’appellera pas. Je devrais venir avec vous.
— Je te l’interdis formellement ! »
Gwenda engloutit une bouchée de pain et fourra le reste dans
son baluchon.
« Tu es un bon fils, mais ne te tracasse pas autant,
lui dit-elle en l’embrassant sur la joue. Prends soin de toi, ne cours pas de
risques inutiles. Si tu veux me faire plaisir, reste en vie ! »
Elle s’éloigna. Sur le seuil, elle se retourna. Voyant qu’il
la fixait d’un air pensif, elle se força à lui adresser un sourire insouciant.
*
Chemin faisant, Gwenda commença à s’inquiéter que sa liaison
avec Ralph ne vienne à être connue. Les rumeurs de ce genre avaient une
fâcheuse tendance à se répandre. Or elle était déjà venue une fois dans cette
cabane de la forêt. La rencontre d’aujourd’hui risquait d’être suivie de
plusieurs autres. Combien de temps s’écoulerait-il encore avant que quelqu’un
ne s’interroge en la voyant quitter la route pour s’enfoncer dans les
bois ? Et si quelqu’un débarquait inopinément à la chaumière juste au
moment où elle s’y trouvait avec Ralph ? Au château, les gens
finiraient-ils par remarquer que le comte partait en randonnée solitaire avec
Alan, chaque fois qu’elle s’en retournait chez elle après une visite au
château ?
Juste avant midi, Gwenda fit halte dans une auberge où elle
se sustenta d’un morceau de fromage arrosé d’une pinte de bière. En général,
les voyageurs repartaient en petits groupes. Par précaution, Gwenda demeura en
arrière, préférant cheminer seule.
Weitere Kostenlose Bücher