Un Monde Sans Fin
sur la conduite à tenir. Le
prendre de haut et se fâcher ? Fustiger ce moine pour s’être permis
d’entrer sans frapper ? Ayant été pris sur le fait, il n’en avait pas le
front. D’un autre côté, supplier Godwyn de garder le silence revenait à admettre
que ce dernier avait barre sur lui, et il ne pouvait s’y résoudre.
L’instant était critique, Godwyn le sentit. Remarquant
l’hésitation du prélat, il dit : « De mon côté, personne n’en saura
rien. »
Richard en fut visiblement soulagé. « Et du sien ?
Demanda t-il en désignant du regard son compagnon.
— Philémon voudrait prononcer ses vœux. Il doit
apprendre l’obéissance.
— Je suis votre obligé.
— Nul n’a à se confesser des péchés d’autrui,
uniquement de ceux qu’il commet lui-même.
— Il n’empêche, je vous en suis reconnaissant, frère...
— Godwyn. Je suis le sacristain. Et le neveu du prieur
Anthony », ajouta-t-il pour que Richard comprenne qu’il n’était pas le
premier venu, qu’il avait effectivement les moyens de lui créer des ennuis.
Puis, pour adoucir ce que cette phrase pouvait avoir de menaçant, il se permit
une précision : « Jadis, ma mère fut promise à votre père. Oh, il Y a
des années de cela. Avant que votre père n’obtienne le titre de comte.
— Je suis au courant de cette histoire. »
Godwyn aurait volontiers poursuivi : « Votre père
a rejeté ma mère comme vous-même abandonnerez la pauvre Margerie », mais
il se contint et enchaîna aimablement : « Nous aurions pu être
frères.
— Oui. »
La cloche du dîner sonna, libérant les trois hommes de cette
embarrassante situation. Richard partit rejoindre le prieur, Godwyn alla au
réfectoire, Philémon se rendit à la cuisine pour aider à servir le repas des
moines.
Godwyn gagna le cloître, perturbé par la scène animale à
laquelle il avait assisté. En même temps, il avait le sentiment d’avoir bien
manœuvré. En fin de compte, l’évêque avait semblé lui faire confiance.
Au réfectoire, il s’assit à côté de frère Théodoric. Plus
jeune que lui de quelques années, c’était un moine intelligent et plein de
déférence pour son savoir car lui-même n’avait pas eu la chance d’étudier à
Oxford. Godwyn le traitait en égal, ce qui le flattait. « J’ai lu un texte
qui t’intéressera », lui dit-il, et il lui résuma les positions du grand
prieur Philippe sur les femmes en général et sur la présence des religieuses
dans les monastères mixtes. « C’est exactement ce que tu prônes
toi-même », conclut-il.
En vérité, Théodoric n’avait jamais exprimé d’opinion
tranchée sur le sujet, mais il est vrai qu’il ne contredisait pas Godwyn
lorsque celui-ci se plaignait d’un certain relâchement dans le respect des
règles. « Naturellement. Comment peut-on garder des pensées pures lorsque
des femmes s’ingénient à vous distraire ? » Sous le coup de
l’émotion, ses joues pâles s’étaient empourprées et ses yeux bleus brillaient
d’une juste colère.
« Que peut-on faire contre cela ?
— Il faut mettre le prieur face à ses responsabilités.
— Évoquer la question au chapitre ? Oui, c’est une
excellente idée, décréta Godwyn comme si Théodoric venait de la lui souffler.
Crois-tu que d’autres moines nous soutiendront ?
— Les plus jeunes. »
Les jeunes en effet adoptaient volontiers des positions
critiques à l’égard de leurs aînés. Concernant les femmes, Godwyn était
convaincu que bien des moines auraient préféré vivre dans un environnement où
elles seraient invisibles, à défaut d’être absentes. « Si tu évoques le
sujet avec quelqu’un avant le chapitre de ce soir, fais-moi connaître sa
réaction », dit-il encore, incitant par là Théodoric à rechercher des
appuis.
Le dîner fut servi, un ragoût de poisson salé accompagné de
haricots. Godwyn n’eut pas le temps d’en porter une cuillerée à ses
lèvres : frère Murdo était venu se placer derrière lui.
Ce n’était pas un moine à proprement parler, mais un frère
lai, c’est-à-dire un religieux ayant choisi de vivre dans le monde et non pas
derrière les murs d’un monastère. Ne possédant rien en propre et n’ayant pas de
paroisse attitrée, les frères lais estimaient respecter le vœu de pauvreté avec
plus de rigueur que les moines des monastères, qui habitaient des lieux
splendides et possédaient de vastes terres.
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