Un Monde Sans Fin
Toutefois, ils étaient nombreux à
faire fi de ce vœu lorsque de pieux admirateurs leur offraient terres ou
argent. Ceux qui pratiquaient la tradition de moines itinérants mendiaient leur
pain et dormaient par terre dans les cuisines des fidèles qui voulaient bien
les accueillir. Ils prêchaient sur les marchés et devant les tavernes, et
recevaient quelques pennies pour leur peine. Mais ils n’hésitaient pas à
quémander auprès des monastères hébergement et nourriture, quand l’envie les
prenait.
Frère Murdo était un être particulièrement déplaisant :
gros, sale, avide, souvent pris de boisson, il avait été vu plusieurs fois en
compagnie de prostituées. Cela dit, c’était un prédicateur remarquable, capable
de tenir en haleine des auditoires de plusieurs centaines de personnes avec ses
sermons hauts en couleur, mais sujets à caution du point de vue théologique.
Debout derrière Godwyn, il commença à prier d’une voix forte
sans y avoir été invité. « Notre Père, bénissez ces aliments destinés à
nourrir nos corps fétides et corrompus, remplis d’autant de péchés qu’il y a de
vers dans le corps d’un chien crevé...»
Godwyn reposa sa cuillère avec un soupir. Les prières de
Murdo n’étaient jamais brèves.
*
Une réunion du chapitre comportait toujours la lecture d’un
texte, généralement tiré des règles de saint Benoît. Ce pouvait être aussi un
extrait de la Bible ou d’un autre livre saint. Comme les moines prenaient place
sur les bancs de pierre répartis autour de la salle octogonale du chapitre,
Godwyn alla trouver celui qui était censé lire aujourd’hui et lui annonça
tranquillement mais fermement qu’il ferait la lecture à sa place. Il avait
l’intention de lire un passage crucial du Livre de Timothée .
Il se sentait nerveux. Toute une année s’était écoulée
depuis son retour d’Oxford, et il avait plusieurs fois évoqué la nécessité de
réformer la vie au prieuré. À ce jour, cependant, il n’avait jamais osé
attaquer ouvertement Anthony. Le prieur était faible et paresseux. Pour sortir
de sa léthargie, il avait besoin d’être secoué. Or saint Benoît n’avait-il pas
écrit : « Toute question doit être évoquée au chapitre, car le
Seigneur choisit un membre plus jeune pour révéler à la communauté la meilleure
voie à suivre. » Godwyn avait toute l’autorité requise pour prendre la
parole au chapitre et appeler la congrégation à respecter plus strictement les
règles monastiques. Néanmoins, il se sentait soudain mal assuré et regrettait
de ne pas avoir pris le temps d’élaborer une tactique qui lui serve
efficacement de préambule pour citer le Livre de Timothée .
Mais l’heure n’était plus au regret. Il referma le livre et
déclara : « Ma question s’adresse à moi-même aussi bien qu’à vous,
mes frères. La voici : concernant la séparation entre les moines et les
représentantes du sexe féminin, nous sommes nous écartés des normes en vigueur
à l’époque du prieur Philippe ? » Il avait appris, au cours de ses
débats d’étudiant, à mentionner le sujet de la dispute sous forme de question
chaque fois que c’était possible, cela de manière à réduire le champ d’action
de l’adversaire.
Le premier à répondre fut le sous-prieur Carlus, l’aveugle.
« Certains monastères sont situés loin de tout lieu habité, sur une île
déserte, au plus profond des bois ou au sommet d’une montagne désolée »,
dit-il. Son débit volontairement ralenti fit bouillir Godwyn d’impatience.
« Les frères qui habitent de tels ermitages ont choisi de s’isoler, de
rompre tout contact avec le monde séculier, poursuivit-il sans se hâter.
Kingsbridge n’a jamais été un monastère de ce type. Nous vivons au cœur d’une
ville qui compte sept mille âmes. Nous veillons sur l’une des cathédrales les
plus magnifiques de toute la Chrétienté. Nombre d’entre nous pratiquent la
médecine parce que saint Benoît nous a enseigné de prendre soin des malades
tout particulièrement. « Comme s’ils étaient le Christ lui-même. »
L’isolement total est un luxe qui ne nous a pas été accordé. Dieu nous a confié
une mission différente. »
Godwyn s’attendait à ce genre d’objection de la part d’un
homme frappé de cécité, qui s’opposait systématiquement à tout changement au
point de ne pas supporter qu’on déplace un meuble. Probablement craignait-il de
trébucher
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