Un Monde Sans Fin
sang à
cause d’une sale blessure ; il était à peine capable de marcher. Ce n’est
pas un spectacle qu’un petit garçon oublie.
— Comme c’est curieux, intervint Philippa. » Puis,
regardant son mari, elle ajouta : « Tu connais l’histoire de ce frère
Thomas ?
— Absolument pas ! se défendit William sur un ton
cassant.
D’où pourrais-je la connaître ? »
Elle haussa les épaules et s’éloigna.
Ralph reprit sa promenade. « Le seigneur William
mentait. Je me demande pourquoi ? chuchota-t-il à son père.
— En tout cas, ne parle plus de ce moine ! lui
enjoignit vigoureusement sieur Gérald. À l’évidence, c’est un sujet
délicat. »
Enfin le comte Roland apparut. Le prieur Anthony
l’accompagnait. Les chevaliers et les écuyers se mirent en selle. Ralph
embrassa ses parents et sauta sur son cheval. Griff se mit à piaffer, prêt à
s’élancer. Les secousses ravivèrent chez Ralph une douleur atroce, à croire
qu’il avait le nez en feu. Il grinça des dents. Que faire, sinon prendre son
mal en patience ?
Roland s’avança vers Victoire, une bête à la robe noire avec
une tache blanche à hauteur de l’œil. Il ne l’enfourcha pas mais la prit par la
bride et se mit à marcher tout en poursuivant sa conversation avec le père
prieur.
« Sieur Stephen Wigleigh et Ralph Fitzgerald, partez
devant et dégagez le pont ! » ordonna le seigneur William.
Ralph et Stephen s’élancèrent dans le pré. L’herbe était
piétinée et la terre boueuse après la foire. Des commerçants continuaient à
vaquer à leurs affaires, mais la plupart étaient en train de fermer boutique et
un grand nombre d’étals étaient déjà démontés. Les deux cavaliers franchirent
les portes du prieuré et descendirent la grand-rue au pas agile de leurs
chevaux.
Devant l’auberge de La Cloche, Ralph aperçut le garçon qui
lui avait cassé le nez. Wulfric, il s’appelait, et il venait de Wigleigh, le
village dont Stephen était le seigneur. Tout le côté gauche de son visage était
gonflé et tuméfié, là où Ralph l’avait frappé. Il se tenait en compagnie de son
père, de sa mère et de son frère. Visiblement, la famille s’apprêtait à prendre
la route.
Mieux vaut pour toi ne jamais croiser à nouveau mon
chemin ! pensa Ralph, tout en cherchant une insulte à lui lancer. Mais un
brouhaha de rires et de cris attira son attention. Une foule était rassemblée
en contrebas, à mi-chemin du pont. Ils durent s’arrêter.
Devant eux, leur tournant le dos, plusieurs centaines
d’hommes, de femmes et d’enfants leur bloquaient la voie, se bousculant pour
mieux voir. Ralph regarda par-dessus leurs têtes.
Ce cortège indiscipliné avançait à la suite d’un char à
bœuf, derrière lequel trébuchait une silhouette à demi nue. Le châtiment
consistant à être flagellé dans les rues était un spectacle courant. La
personne en train de le subir était une femme vêtue en tout et pour tout d’une
grossière jupe de laine retenue à la taille par une corde. Son visage était à
ce point noir de crasse et ses cheveux si répugnants qu’à première vue on
l’aurait prise pour une vieille. Mais ses seins étaient ceux d’une jeune fille
de vingt ans.
Une même corde ligotait ses mains et l’attachait à l’arrière
du chariot, entravant sa marche, de sorte qu’elle s’écroulait parfois dans la
boue et se retrouvait traînée alors sur plusieurs pas le temps de se remettre
sur ses jambes. Un sergent de ville la suivait de près, fouettant
vigoureusement son dos nu à l’aide d’un de ces bâtons munis d’une lanière en
cuir qu’on utilise pour conduire les bœufs.
La foule, menée par une poignée d’hommes jeunes, invectivait
la condamnée, la couvrait d’insultes et lui lançait en riant des poignées de
boue et d’ordures. Elle leur répondait par des imprécations qui les
enchantaient et crachait sur quiconque l’approchait de trop près.
Ralph et Stephen poussèrent leurs chevaux au cœur de la
foule. « Faites place au comte, hurla Ralph en s’époumonant. Dégagez la
voie ! »
Ses cris furent repris par Stephen. Personne n’y prêtait
attention.
*
Au sud du prieuré, un terrain escarpé descendait jusqu’à la
rivière. La berge, bordée de rochers, ne permettait pas aux radeaux et aux
barges d’accoster, si bien que leur chargement s’effectuait sur l’autre rive,
dans le hameau de Villeneuve, où des embarcadères d’accès facile
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