Un paradis perdu
un fantôme assurant sa ronde. Cette lumière mouvante fut acclamée par l'assemblée comme l'est au cirque un trapéziste et le pasteur Russell en profita pour lancer de sa voix de sermon :
– « Post Tenebras Lux »
La soirée à Cornfield Manor fournit à lord Simon l'occasion de montrer à tous quelle place tenait désormais dans la société insulaire son petit-fils, futur maître de Soledad. Cela valut au jeune homme, entre autres attentions, celle de Dorothy Weston Clarke, dont les commères susurraient qu'en dépit de l'âge qu'elle cachait – lord Simon lui prêtait la cinquantaine – elle était de plus en plus « folle de son corps ». Ne disait-on pas qu'elle s'était fait envoyer de Londres, par une amie, un « améliorateur de poitrine », sorte de brassière qui remontait les seins, les faisait pommer au-dessus du décolleté, et qu'elle se serrait la taille dans un corset à baleines, dont Pacal connut la raideur quand il invita l'épouse du médecin pour une valse. Laissant à cette femme, parfumée à l'Eau lustrale de Guerlain, l'illusion d'être encore d'une irrésistible séduction, il lui fit compliments de son élégance.
Moins fardée et plus fraîche était Violet, la dernière des cinq filles Russell, cavalière habituelle de Pacal lors des festivités. Restée au foyer de ses parents pour veiller sur sa mère, dont le visage bouffi, les yeux larmoyants et la voix pâteuse trahissaient l'alcoolisme chronique, la jeune fille, dont la grâce sans apprêt cachait une volonté ferme, appréciait la franche et ancienne camaraderie de Pacal. Avec lui, elle parlait librement de ses scandaleuses sœurs de Nassau, Madge et Emphie, de celles de Toronto, Lucile et Mary, mariées à des Canadiens. Pacal était aussi le seul être avec qui elle osait évoquer le vice de sa mère. Ce soir-là, elle lui demanda de conduire, sous un prétexte quelconque, Margaret Russell sur la galerie.
– Je veux la ramener à la maison avant qu'elle ne soit complètement ivre, souffla-t-elle.
– Je l'enlève discrètement et je vous accompagne à votre voiture.
Par un reste de dignité, la femme du pasteur, encore assez lucide pour comprendre qu'on l'évacuait, sut donner le change.
– C'est aimable à vous de me reconduire ; je suis si lasse ce soir que je ressens comme un vertige, dit-elle quand Pacal la hissa dans le boghei.
– Je vais avec vous, décréta-t-il aussitôt en prenant les rênes des mains de Violet.
Le parcours, de Cornfield Manor à la demeure des Russell, ne prit que quelques minutes, délai suffisant pour que Margaret Russell s'endormît, la tête sur l'épaule de sa fille.
– Ne la réveillez pas, dit Pacal après avoir arrêté la voiture.
Sans effort ni façon, il souleva l'inconsciente et la porta dans la maison. Comme Violet le remerciait en lui disant au revoir, il retint sa main.
– Allez mettre votre mère au lit, je vous attends. La fête n'est pas finie, au manoir. Nous y retournons. Vous me devez une valse, dit-il.
– Non, Pacal. Je n'ai pas le cœur à la fête. Et puis, si ma mère se réveille, elle n'aura qu'une idée : trouver à boire. Je crains toujours qu'elle ne fasse une mauvaise chute dans l'escalier, dit-elle avec un sourire résigné.
Le jeune homme s'inclina. Sans insister, il sauta dans le boghei et reprit le chemin du manoir. Au-dessus de l'île, le pinceau de lumière du phare fouillait la nuit sereine. Pacal plaignit Violet, réduite par devoir filial au rôle de garde-malade. Il se promit de renouer avec elle une relation que ses études et les travaux du phare avaient distendue. N'entrait dans cette intention nul désir de flirt – ils se connaissaient depuis trop longtemps pour se comporter autrement qu'en amis d'enfance –, mais la simple ambition d'alléger par quelques distractions le fardeau de Violet.
Sur la galerie de Cornfield Manor, éclairée par les lumières des salons dont toutes les portes-fenêtres étaient ouvertes, il trouva le père Taval se balançant dans un rocking-chair en sirotant un whisky. Après la cérémonie inaugurale du phare, et pour ne pas être en reste avec le pasteur, le prêtre avait voulu monter dans la lanterne pour bénir les flammes salvatrices. Pacal l'avait accompagné dans cette ascension qui, pour un vieil homme corpulent et poussif, lui avait parue risquée.
La musique, le bruit des conversations et des rires
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