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Un paradis perdu

Un paradis perdu

Titel: Un paradis perdu Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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leur détestation des indépendantistes irlandais. Le 5 mai, lord Frederic Charles Cavendish, nouveau secrétaire d'État pour l'Irlande, désigné par William Ewart Gladstone, qui venait d'arriver à Dublin, avait été abattu de huit balles de revolver alors qu'il se promenait dans Phoenix Park en compagnie de Thomas Burke, sous-secrétaire d'État. Ce dernier, atteint, lui, de onze balles, avait eu la gorge tranchée. Les assassins, quatre hommes, étaient des nationalistes irlandais, membres d'une société secrète. La police les recherchait avec peu d'espoir de les identifier.
     
    Le fait que Cavendish fût le deuxième fils du duc de Devonshire, secrétaire d'État pour l'Inde et vieil ami de la famille Cornfield, affecta particulièrement lord Simon. Cependant, pour désamorcer la rancœur que certains Anglais, marins ou résidents, eussent été tentés de manifester à l'égard des Irlandais de Soledad, le maître de l'île fit, une fois de plus, preuve d'initiative et de sagesse.
     
    Ayant, deux ans plus tôt, promu le maître charpentier Tom O'Graney lieutenant dans la flotte Cornfield, il pouvait l'inviter avec d'autres officiers à la réception annuelle donnée à Cornfield Manor, chaque 21 mai, jour anniversaire de la reine Victoria. En cette année 1882, la cérémonie suivie d'une garden-party devait avoir une portée particulière, après l'attentat auquel la souveraine avait échappé quelques mois plus tôt. L'apparition du géant roux, dans un uniforme blanc, portant galons et épaulettes dorés, suscita un peu d'étonnement chez certains mais ne provoqua aucun commentaire désobligeant. Quand lord Simon, parcourant les buffets, établis comme chaque année dans le parc, s'arrêta à celui des marins, c'est en se tournant ostensiblement vers Tom qu'il leva son verre en lançant le traditionnel « À la reine ! ». Le charpentier avait bien compris le sens de l'invitation du lord. Avec un large sourire, il répéta la formule en s'efforçant d'aggraver de deux tons la voix d'eunuque qui lui avait valu tant de quolibets.
     

    Après la mise en service du phare, lord Simon parut atteindre à la sérénité que procure tout accomplissement. Plus qu'autrefois, il aimait s'asseoir, à la nuit tombante, sur la galerie du manoir, en compagnie de Pacal qu'il souhaitait de plus en plus présent. C'était un peu comme s'il entendait, au cours de ces rencontres quotidiennes, insuffler à son petit-fils l'esprit Cornfield et les principes qui avaient guidé sa vie et son action de hobereau colonial. Un témoin eût pensé à des entretiens socratiques.
     
    Alors que les premiers orages tropicaux de fin d'été faisaient craindre l'arrivée des ouragans, lord Simon suivait souvent du regard, avec quelque fierté, le passage, minuté dans le ciel de Soledad, du faisceau lumineux parti du Cabo del Diablo. Pour le baronet, ce panache blanc, visible à quinze milles en mer, annonçait aux marins la proximité d'une île gouvernée, telle une principauté, depuis le XVII e  siècle, par une noble famille anglaise. Lord Simon considérait que cette lumière était sienne. Il l'avait payée de ses deniers et attendue comme une femme attend un enfant. Son rôle de mécène couronné, il s'en remettait à la machinerie pour que les navires, venus du grand large ou de l'intérieur de l'archipel, ne s'éventrent plus sur les rochers tranchants de Buena Vista.
     
    Pacal observait son grand-père et ne trouvait que confirmation des raisons qu'il avait de l'aimer, de le vénérer. À quatre-vingt-un ans, le vieillard, qui n'avait jamais accepté que l'on célébrât ses anniversaires – les années n'ayant, d'après lui, ni le même écoulement ni le même poids –, offrait le portrait achevé de l'aristocrate victorien. Son maintien, alliage atavique et subtil d'aisance et de rigidité, sa toison blanche sagement peignée, sa moustache rêche qu'il égalisait chaque matin au ciseau, son regard bleu, vif, facilement sévère, faisaient oublier les rides récentes, le teint décoloré, les tavelures brunes des mains sèches et la ptose du ventre due au lent amaigrissement qui inquiétait Uncle Dave et Weston Clarke. Bien que trop au large dans son gilet de soie ponceau, sous la jaquette noire, de rigueur pour dîner à Cornfield Manor, la cravate gris perle piquée d'une améthyste montée sur une épingle d'or, la manchette empesée, il tenait immuablement son rôle de seigneur des îles.
     
    Au cours de

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