Un paradis perdu
délégation s'est rendue chez le gouverneur, pour demander la libération immédiate d'Alfred Moseley. Sir Ambrose Shea, m'a-t-on dit, a entendu avec bienveillance les arguments présentés. Il a demandé un temps de réflexion. Nous attendons sa réponse, conclut l'homme d'affaires.
– Qu'elle soit rapide et positive : c'est tout ce qu'on peut souhaiter, commenta lord Pacal, avant de s'intéresser à ses propres affaires.
Le lendemain, au cours de l'audience de la cour Suprême, le Chief Justice stigmatisa la démarche « de ceux qui avaient osé importuner le représentant de Sa Très Gracieuse Majesté pour une affaire aussi futile ». Il menaça de faire arrêter les protestataires et confirma que Moseley resterait en prison, jusqu'à ce qu'il vînt à résipiscence, « vingt ans si nécessaire », conclut le magistrat.
Ces déclarations stimulèrent les citoyens, de toutes classes et de toutes couleurs, de plus en plus nombreux à manifester leur colère. Des tracts furent rédigés, expédiés dans toutes les possessions britanniques des West Indies et envoyés à Londres. Lord Pacal, qui partageait l'indignation générale, rejoignit le comité des notables et fit savoir au gouverneur ce qu'il pensait des agissements du Chief Justice .
Le 20 mai, devant de nouvelles manifestations populaires, qui menaçaient de tourner à l'émeute, le gouverneur Ambrose Shea prit contact, par câble, avec le Colonial Office, à Londres, qui l'autorisa à faire libérer Moseley le jour même, à trois heures de l'après-midi. Dès que la décision fut connue, les drapeaux jaillirent des maisons et, derrière l'Union Jack, la population de Nassau se rendit, en bruyant cortège, à la prison, pour assister à la libération d'Alfred Moseley, le nouveau héros bahamien. Le Chief Justice réussit à faire retarder de trois heures cet élargissement en interdisant au gardien de la prison d'obtempérer à l'ordre du gouverneur, arguant de la séparation des pouvoirs politiques et judiciaires. Mais, à six heures, le fonctionnaire, qui avait un sens aigu de la hiérarchie, rendit Alfred Moseley à la liberté.
La foule, brandissant drapeaux et bannières, derrière une fanfare qui jouait des airs de goombay avec accompagnement de cloches et de sifflets, tira la voiture du journaliste dans les rues de la ville, jusqu'à son domicile. Alfred Moseley remercia chaleureusement les citoyens de Nassau.
– Vous avez prouvé, en fiers sujets de Sa Très Gracieuse Majesté la reine Victoria, votre attachement à deux principes sacrés, la liberté de la presse et la liberté d'expression, lança-t-il, ovationné par la foule.
Le comité des citoyens adressa une lettre de remerciements au gouverneur.
Pacal apprit plus tard que le secrétaire d'État aux Colonies, Joseph Chamberlain, propriétaire à Andros d'une plantation de sisal que gérait son fils Neville, avait été informé, de première main, d'une affaire dont les journaux britanniques rendaient maintenant compte 6 .
Quand, la semaine suivante, Yelverton, bénéficiant d'un congé pour raison de santé, s'embarqua pour l'Angleterre, les membres de la General Assembly se réunirent pour condamner les agissements du Chief Justice . Une lettre, à la rédaction de laquelle lord Pacal prit part, fut adressée à Joseph Chamberlain, devenu ministre des Colonies. On y lisait : « Le retour aux Bahamas de l'honorable Roger Dawson Yelverton, où il a détruit la confiance des citoyens dans la justice, n'est pas souhaitable, car il pourrait provoquer des troubles à l'ordre public. »
Pacal et Susan furent de retour à Soledad pour fêter, le 24 mai, le soixante-treizième anniversaire de Sa Très Gracieuse Majesté la reine Victoria. Toujours célébrée avec faste dans les villages de l'île et par un dîner à Cornfield Manor, cette journée fut l'occasion, pour Susan, de jouer les hôtesses accueillantes. Au cours du bal qui suivit, Andrew Cunnings fit part à lord Pacal de son souhait d'être libéré de ses fonctions dans la flotte Cornfield.
– Nous avons décidé, Fanny et moi, de nous installer en Floride, afin de gérer sur place les investissements immobiliers que vient d'y faire ma femme, dit-il.
Tout en regrettant de perdre un excellent marin et le meilleur hustler 7 de son équipe de polo, lord Pacal admit le choix des époux. Son grand-père lui ayant appris à tirer profit de toutes les situations, il
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