Un paradis perdu
reconnaître l'approche de la mort. David Kermor n'eût pas accepté un apitoiement lénifiant.
– La mort est, pour tous, un dénouement naturel, un fait biologique. Je l'ai souvent rencontrée, au chevet de ceux et celles que je lui disputais. Nous sommes de vieux adversaires, comme au lawn tennis , respectueux des règles. Peut-être, par égard pour le médecin qui doit inspirer confiance au malade, la mort m'a souvent concédé quelques sets, pour différer une fin de partie qu'elle était sûre de remporter, un jour ou l'autre. Aujourd'hui, il n'y a plus d'enjeu entre nous. Elle va servir la balle de match, dit Uncle Dave, usant d'une métaphore propre à banaliser son trépas.
Comme Pacal prenait congé en serrant fortement la main du médecin, celui-ci le retint.
– C'est un drôle de mariage, que tu as fait, hein !
– J'espérais un fils, mais les médecins disent qu'une nouvelle maternité pourrait être fatale à Susan.
– Taratata ! C'est histoire de femmelette. Tout accouchement comporte des risques. Si ta Bostonienne fait la mijaurée, va vers une autre. Choisis une belle Arawak et fais-lui un garçon, comme ton grand-père fit une fille, conseilla Uncle Dave, forçant le visiteur à sourire.
Sur le chemin du retour vers Cornfield Manor, lord Pacal fit un détour par Deep Water Creek, au nord-est de l'île. Sur la falaise isolée, assis dans un creux de rocher en forme de siège néolithique, il avait le sentiment de penser plus juste et plus sereinement. L'Océan, désert solennel, privait le regard de toute sollicitation, créait une illusion d'infini et rendait Pacal à lui-même. Il se voyait, alors, dans la situation du Voyageur contemplant une mer de nuages , ce tableau de Gaspar David Friedrich, que lord Simon avait fait copier, au musée de Hambourg, et suspendre au mur de son cabinet de travail. Tel le promeneur du peintre allemand, campé sur un rocher, face aux nuées qui lui cache un monde, dont on ne sait s'il a été exclu ou s'est exclu, Pacal s'abandonnait à la liberté de penser, sans entraves ni scrupules.
Le matin même, il avait trouvé, dans son courrier, une lettre de Liz Ferguson. Elle annonçait son retour de la Jamaïque en août 1893 et se montrait un rien taquine. Ainsi, de temps à autre, veilleuse fidèle, elle rappelait à Pacal son existence. Par sa cousine, Ellen Horney, Liz savait tout des absences régulières de Susan et de l'inconsistance d'une union contractée par raison. On la devinait prête à ranimer une liaison, qui avait marqué sa vie plus que son partenaire ne pouvait – ou ne voulait – l'imaginer. Pacal tira la lettre de Liz de sa poche et relut la dernière phrase, tracée d'une écriture ferme : « Je me suis toujours demandé comment il fallait s'y prendre pour pénétrer dans votre vie. Une autre aurait-elle trouvé la clef ? »
Ces lignes le firent sourire et lui restituèrent l'image de Liz, sur la plage de Hog Island. Allongé contre elle après le bain, la joue posée sur le bras de sa compagne, il décelait l'efflorescence d'un duvet doré, que le soleil frisant du couchant avait l'indiscrétion de révéler. Le souvenir de cet effet de mirage s'imposait, chaque fois que Pacal pensait à l'amie lointaine et, parfois, éveillait son désir.
Le soir, il s'attarda dans son cabinet de travail et répondit aimablement à la lettre de Liz, ce qu'il n'avait pas fait depuis longtemps.
Au petit matin, un petit-fils de Fili-Fili Percy, le tailleur du village des artisans, voisin de David Kermor, apporta un message de Luc Ramírez : Uncle Dave arrivait au terme de la vie.
Le vieux médecin s'était préparé à la mort avec lucidité et lord Pacal le trouva, pressé de dire, d'une voix faible, le souffle court, ses dernières volontés.
– Je ne veux pas être mis en terre. Je veux une sépulture de marin. Tu me mettras dans un sac, bien lesté, et tu me jetteras à la mer. À l'est, au grand large. Les requins sont d'excellents fossoyeurs. Voilà. Je laisse mes instruments et mes livres au petit Ramírez, qui prend ma suite ici. C'est un bon médecin. Vous en aurez besoin. Ne fais pas cette tête. J'ai eu une bonne vie. Pas de regrets, quelques remords, comme tout un chacun. Sans importance.
Uncle Dave se tut, oppressé, après l'effort qu'il venait de fournir.
– Prends ma montre. Elle me vient de ton grand-père, trouva-t-il encore la force d'ajouter.
Comme
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