Un paradis perdu
rideaux de velours grenat masquaient, en partie, les hautes fenêtres ; épinglées sur les accoudoirs des fauteuils, les mêmes garnitures et les mêmes têtières de dentelle au crochet cachaient le reps râpé. Identique aussi, assaillit ses narines l'odeur fade de renfermé. À croire que la pièce n'avait pas été aérée depuis treize ans.
Un coup discret et la porte s'ouvrit sur une apparition inattendue. Martha, d'une taille élevée pour son âge, toute vêtue de noir, de la robe aux bas, pâle, mince, joues creuses, avança d'un pas dans la pièce et s'immobilisa. Son regard bleu de chatte siamoise contenait plus d'interrogation que de curiosité.
– Nous ne nous connaissons que par lettres et photographies. Mais êtes-vous prête à suivre votre père ? dit Pacal.
– Je le suis, répondit-elle, sans marquer d'embarras.
– Pendant des années, vous ne l'avez pas souhaité, semble-t-il ?
– Tantine Maguy m'avait dit que vous viviez sur une île malsaine et que vous étiez trop occupé pour élever vos enfants. Mon frère habite en Floride chez tante Fanny, n'est-ce pas ?
Lord Pacal fut, à la fois, décontenancé et satisfait par l'assurance de sa fille. Il y avait, dans l'attitude de Martha Lucy, du Cornfield et du Desteyrac. Un peu d'Ounca Lou, aussi, à en juger par les yeux, fendus en amande et dont l'angle externe relevait vers la tempe. Chez George Charles, le sang américain de Susan, celui des Buchanan Metaz O'Brien, l'avait emporté : carnation pêche rosée, cheveux cuivrés, muscles ronds, alors que chez Martha le sang paternel, plus composite, dominait, dans les traits fins, le teint mat, le bleu lavé des yeux.
Il quitta son fauteuil et vint prendre la main de sa fille. Il la fit s'asseoir près de lui sur un canapé.
– Nous devrons faire connaissance, n'est-ce pas ? dit-il.
– Je vous connais un peu. Quand Thomas Artcliff vient à Boston pour ses affaires, il parle tout le temps de vous. Il m'a raconté plein de choses sur votre île. La dernière fois qu'il est venu, il y a trois semaines, pour les funérailles de tante Maguy, il m'a dit en français : « Ton père va certainement venir te chercher. » Donc, je vous attendais, dit-elle, avec un premier sourire.
Pacal fut reconnaissant à Thomas d'avoir préparé l'entrevue de ce jour.
– Eh bien. Quand serez-vous prête à partir ?
– Je suis prête. Je n'ai pas déballé mes affaires, depuis que j'ai quitté Beacon Hill pour venir ici. Tout à l'heure, quand on a annoncé votre arrivée, j'ai fait mes adieux à tout le monde, révéla Martha.
Lord Pacal admira cet esprit de décision et la façon dont sa fille avait, sans l'aide de quiconque, préparé son départ.
Le soir même, ils embarquèrent sur le Lady Ounca et, après que Martha eut été installée dans sa cabine par Paulina, tandis que le vapeur s'éloignait des côtes du Massachusetts, le père et la fille prirent, ensemble, leur premier dîner.
Si lord Pacal avait craint une cohabitation difficile avec sa fille, il fut, dès les premiers jours à Soledad, rassuré. Dotée d'une belle chambre, l'adolescente entra de plain-pied dans les habitudes, les rythmes et l'étiquette de Cornfield Manor. De la même façon, elle admit, avec naturel, de s'entendre appeler lady Martha par les domestiques et les intimes du Cornfieldshire, auxquels elle fut présentée au cours d'un dîner. Elle apparut, ce soir-là, très à l'aise dans une robe bleu azur, hâtivement confectionnée pour elle par la couturière de Myra Maitland.
« Quittez vos vêtements de deuil », avait ordonné Pacal. Elle s'était empressée d'obéir.
Au cours des premiers mois, Martha fit, avec son père pour guide, connaissance de l'île. Elle prit, à Pink Bay, son premier bain de mer, plaisir condamné par tante Maguy ; visita l'orphelinat de Buena Vista et le phare du Cabo del Diablo ; gravit le mont de la Chèvre où elle apprit, du successeur du père Taval, l'histoire du petit sanctuaire catholique, le premier où elle entra. Au village des Arawaks, où elle s'attendait à voir les Sauvages décrits par tante Maguy, elle trouva des gens affables et pittoresques. Quand Palako-Mata lui passa au cou un collier de graines de yucca, réputé protéger des esprits mauvais, elle s'étonna de l'entendre parler français avec son père. Les dimanches, Martha suivit les offices de l'église anglicane et trouva
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