Un paradis perdu
Éparges, dans la Meuse. Tout ce qu'on sait, c'est qu'il est mort, dit-elle.
Quelques jours plus tard, Pacal ayant confié à la jeune veuve, maintenant gouvernante et cuisinière du château, que sa fille américaine, médecin aux armées, était morte de la grippe espagnole et que son fils aviateur avait été blessé, tout le village fut informé. L'attitude des villageois, longtemps circonspects à son égard, plus par discrétion que par défiance, se modifia aussitôt. Il fut désormais considéré comme un des leurs, un de ceux qui avaient souffert de la guerre, et non plus comme l'étranger, venu d'un pays qui n'avait connu ni chagrin ni destruction.
Pour la première fois, lord Pacal, censé pratiquer la religion anglicane, voulut assister, au milieu des villageois, à la messe de la Saint-Austremoine, cette année-là célébrée en hommage aux morts de la paroisse. À l'issue du service, il découvrit, dans les regards et les propos, la familiarité, nouvelle et de bon ton, des paroissiens, que le partage du malheur lie autant que le partage de l'amour.
La quiétude du séjour auvergnat, fondée sur les rythmes ancestraux qui règlent la vie des paysans, rendit à lord Pacal une nouvelle sérénité.
Quand il quitta la France à la fin de l'été, pour une traversée sans aléas, il savait qu'en son absence les tempêtes tropicales s'étaient acharnées sur les Bahamas.
Bien qu'il eût été préparé par les lettres de Violet à la gravité des dégâts, causés par les ouragans de juillet et août, plus encore par John Maitland, venu l'accueillir à Nassau avec le Lady Ounca , lord Pacal fut atterré en découvrant, dès son arrivée à Soledad, l'étendue des destructions. Le port occidental avait été, en partie, submergé par la vague de succion, séquelle des fortes tempêtes. Un entrepôt s'était effondré, des embarcations avaient été projetées en terre ferme, le Centaur , drossé contre un quai, montrait ses membrures brisées.
Le vieux Timbo ne voulut laisser à personne le soin d'accueillir son maître et c'est en compagnie de l'Arawak, silencieux et visage défait, que lord Pacal compta, chemin faisant à travers le Cornfieldshire, les palmiers déracinés, les haies d'hibiscus broyées, les bungalows sans toiture. L'arrivée à Cornfield Manor le laissa sans voix. Les deux cheminées des pignons latéraux n'existaient plus, des auvents manquaient aux fenêtres, dont les vitres n'avaient pu être remplacées. Le plus éprouvant fut la vue de la galerie, dont le plancher disjoint s'était incliné sur le grand escalier de pierre. Les minces colonnettes de bois, supports de l'avant-toit, avaient été brisées, comme des allumettes, et le vent, s'engouffrant sous les chiens-assis, les avait arrachés du toit. Les jardiniers trouvaient encore leurs débris, parmi d'autres, dans le parc aux massifs dévastés. Seul, le mausolée Cornfield semblait intact.
– Qu'est qu'on va deveni', my lord ? Pu de cheminée, pu de cuisine, les vit'es pâ'ties et la maison qui t'emble comme si elle avait encore peu'.
– Nous allons voir, Timbo, nous allons voir, dit Pacal, dominant sa consternation.
– Pouvez pas dormi' ni manger là, my lord . M'ame Maitland vous attend à Valmy, qui a pas beaucoup de mal, dit Timbo.
Le lendemain, Pacal, hébergé par les Maitland, parcourut l'île à cheval, car, vu la situation, il avait spontanément offert la Ford T au docteur Ramírez. Les fermiers insulaires, habitués aux fureurs des cyclones, réparaient toitures, granges et clôtures ; les Arawak relevaient, sans une plainte, leurs cases renversées ; au village des artisans, on nettoyait ateliers et boutiques.
Le pire attendait lord Pacal au sud de l'île. Le pont de Buena Vista, dont la structure de fer, rongée par les embruns et la rouille, avait ployé sous les coups de boutoir des tempêtes, gisait, tordu et démantibulé, dans la faille du Devil Channel. De l'autre côté de l'îlot, le phare, veilleur impavide et meurtrier, n'avait jamais cessé de fonctionner. Du haut de sa tour, le gardien adressa un signe à Pacal, qui se dit : « Mon père avait fait du solide. La tour a tenu. »
Depuis la destruction du pont, le gardien était ravitaillé par mer. C'est aussi par bateau que les orphelins, sous la conduite de Manuela et de sa fille Ana, avaient été évacués, au cours d'une accalmie. Buena Vista retrouvait ainsi l'isolement
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