Un paradis perdu
Guardian a proposé une taxe de trois pence sur chaque livre sterling gagnée, au-dessus de cent livres. Oui, on en est là, aux Bahamas ! Le gouvernement impérial a décidé l'envoi d'une commission royale. On veut savoir pourquoi certains fonctionnaires ont, envers la Public Bank, des dettes qu'ils ne remboursent jamais, révéla lord Simon.
– Autre affaire : le secrétaire privé du gouverneur, G. King Harman, a acheté, l'an dernier, Salt Cay, dans les Turks and Caicos Islands, pour y planter mille cinq cents cocotiers. On se demande où il a pris les fonds, dit Charles.
– Salt Cay est une petite île aride, qui ne présente qu'un seul intérêt. C'est l'endroit d'où l'on voit, au plus près, le passage des baleines quand, entre février et mars, elles rejoignent les eaux de leurs amours, compléta John Maitland.
Toutes ces turpitudes supposées, reprochées à sir William Robinson, encore très populaire à Nassau, suffisaient, aux yeux de Cornfield, à rendre le gouverneur, ses filles et les amies de celles-ci, infréquentables.
Lord Simon n'en accepta pas moins l'invitation de la municipalité à assister, le même soir, avec les siens, au concert de la Philharmonic Society de Nassau, récemment créée par J. H. Webb, un riche négociant de la ville, un des Upper Ten , dont les prétentions l'agaçaient.
Dès les fêtes de fin d'année oubliées, ceux qui devaient partir au printemps, pour un séjour de plus d'un an en Europe, se préparèrent au voyage. Pendant les premières semaines de 1878, Ottilia et Myra Maitland, seules femmes de l'expédition, composèrent des garde-robes pour toutes circonstances, encore qu'elles se promettaient, l'une et l'autre, d'acheter des toilettes nouvelles à Londres et à Paris.
Pendant la duré des préparatifs, on vit lord Simon passer de l'exaltation la plus juvénile à la plus sénile mélancolie. Alternaient, chez le vieil homme, la perspective d'un plaisant séjour en Angleterre, sorte de pèlerinage, et le sentiment que celui-ci serait sans aucun doute le dernier. Au retour, Soledad ne serait plus, pour le sexagénaire, que l'antichambre ensoleillé de la mort.
« Un des privilèges de la vieillesse est qu'on peut se permettre de tout considérer du point de vue de Sirius, c'est-à-dire avec une sereine indifférence. Aussi bien les choses qui subsisteront après nous que les gens qui nous survivront », avait-il dit à Pacal. Ni le grand-père ni le petit-fils n'avaient été dupes d'une telle résignation.
Celle-ci fut démentie au jour du départ, quand le maître de l'île embarqua, avec alacrité, sur le Centaur , salué par Philip Rodney et tout l'équipage, vêtu de neuf. Rasé de près, moustache blanche troussée à la hongroise, vêtu d'un costume gris souris, récemment coupé par Fili-Fili, le vieux tailleur du village des artisans, gilet de soie gorge-de-pigeon et cravate gris perle nouée sous le col de la chemise, comme une mode nouvelle l'exigeait, lord Simon se montra plein d'entrain. Arpentant le pont du voilier en jouant d'une canne à pommeau d'ivoire, héritage du major Carver, il rappela à Pacal que tout Anglais à deux patries : son île et la mer.
Avec ses deux mâts et ses trois focs, le brick ne pouvait prétendre à la majesté du défunt Phoenix , mais, repeint en blanc et doté de nouvelles voiles carrées, le navire était digne, toutefois, d'arborer, au mât de misaine, le pavillon frappé du blason des Cornfield, tandis qu'au mât de hune montait le pavillon de partance, bleu à carré blanc, et qu'à la corne de la brigandine se déployait l'Union Jack.
Au cours de la traversée vers New York, le commandant John Maitland, en costume civil, se garda de se mêler et même d'apprécier les manœuvres de l'équipage. Le capitaine Rodney, seul maître à bord du Centaur , passait pour susceptible. Marin expérimenté, il tenait les officiers de la Royal Navy pour cercamares 7 , les bateaux à vapeur pour boîtes à fumée et nommait tous les mécaniciens bouchons-gras !
Lors de l'escale américaine, lord Simon et les siens rendirent une brève visite à Jeffrey Cornfield chez qui ils trouvèrent Ann et Mark Tilloy. La fille du banquier et son mari étaient venus de Chicago, avec l'intention de convaincre l'homme d'affaires ruiné d'aller vivre ses dernières années chez eux, dans le confort et la quiétude.
C'était la première fois, depuis huit ans, que Charles
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