Un paradis perdu
suis certain que grand-père Simon me comprendrait. Il a, lui, le sens du passé. Je l'ai bien compris en voyant son émotion quand il nous conduisit à Manchester, à Liverpool et à Oxford, où il vécut, dit Pacal.
– Et comment imagines-tu que vivaient les Esteyrac du XVII e siècle, Pacal ? demanda Charles, un peu agacé par les reproches implicites de son fils.
– Quand j'imagine les premiers seigneurs d'Esteyrac, je vois des hommes portant perruque, pourpoint de soie, jabot de dentelle, culottes et bas blancs, l'épée au côté, offrant leur bras à des femmes en longue robe, à paniers et richement brodée de fils d'or et d'argent, coiffées de bonnets cousus de perles, tels que je les ai vus sur les tableaux, à Amboise ou à Chambord. Ah ! Comme ce devait être beau, un bal à Esteyrac, s'exclama Pacal.
Cette fois, Charles éclata de rire sans retenue.
– Hélas, je puis t'assurer que les nobliaux auvergnats vivaient à peu près comme les paysans. Ils comptaient sur la basse-cour, le potager, la chasse, la pêche et le cochon annuel pour nourrir leur famille, car leurs métayers trouvaient toujours de bonnes raisons pour réduire la redevance due au seigneur. Ils n'achetaient que le café et le sucre, et leur unique domestique cuisait le pain. Le dimanche, pour aller à l'église, où ils avaient leur banc, les hommes endossaient leur meilleur habit, en général leur seul habit, celui de leur mariage. Leur femme s'arrangeait pour qu'on distinguât, par une sobriété aussi commode qu'imposée par l'impécuniosité, leur toilette de celle des fermières, plus riches qu'elles. Oui, Pacal, les petits hobereaux ne vivaient pas comme à Versailles, même pas comme à Cornfield Manor. Leur argenterie était d'étain et leur vin de la piquette. Quant au bal, au lieu des valses lentes et des polkas, on dansait la bourrée, en sabots, au son des vielles, développa Charles.
Pacal ne trouva rien à répondre et se rencogna dans l'angle de la banquette. Tout en jouant avec le cordon de passementerie, il suivit d'un regard inattentif le défilement d'un rude paysage de montagne, dont le crépuscule naissant accentuait les reliefs. À Harvard, son professeur d'histoire avait peut-être embelli la vie rurale en France, avant la Révolution, mais son enseignement glissait à la surface des événements, des choses et des mœurs.
Mûri par ses années américaines, son aventure avec Viola et la déception qui en avait découlé, le jeune homme de vingt et un ans se forgeait son propre jugement. Dans la berline qui roulait vers Issoire, il ne pouvait se défendre de l'étrange sentiment qu'il avait nommé, faute d'une meilleure définition, « le sens du passé ». À Esteyrac, il avait humé un concentré d'autrefois, sans doute exhalé par l'esprit des lieux à qui se montrait réceptif. Grâce à ce qu'il avait observé, entendu et senti, son imagination peuplait Esteyrac d'étranges secrets, d'intrigues, de passions, comme si tous les événements heureux ou tragiques qui s'étaient déroulés, au cours des siècles, entre les murs épais de cette vieille gentilhommière, avaient imprégné l'atmosphère d'effluves indéfinissables, amalgame de toutes les existences écoulées, et que son père, bizarrement, n'avait jamais eu envie de connaître.
Ottilia le tira de sa méditation en lui effleurant la main du bout d'un index ganté. Elle le comprenait et manifestait ainsi sa compréhension. Dans la pénombre de la cabine, il vit le regard lumineux et doux de la femme et lui prit la main.
Il était bon qu'elle fût là, qu'elle assurât à son père une fin de vie douce et sereine et qu'elle-même connût enfin le plaisir de vivre en harmonie avec l'homme qu'elle aimait. Si le destin n'avait pas été si mauvais, c'est sa mère qui se serait trouvée là ce soir, dans cette voiture, mais il était heureux d'être pour Ottilia, qui ne cherchait pas à faire oublier Ounca Lou, le fils qu'elle n'avait pas eu.
À Paris, dès leur retour au Grand Hôtel du Louvre, on remit à Charles un télégramme. Lord Simon leur demandait, se sentant fatigué et ayant hâte de rentrer à Soledad, de renoncer à l'Italie. Il les invitait tous à regagner Londres, pour passer de façon plaisante les fêtes de fin d'année. « On peut penser que, dès les premières semaines de 1879, nous gagnerons Liverpool où le Phoenix II sera prêt à prendre la mer. Votre ami Fouquet est le
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