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Un paradis perdu

Un paradis perdu

Titel: Un paradis perdu Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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d'ailleurs que sa capacité d'indignation demeurait, elle aussi, intacte, quand Charles lui annonça que le projet du percement d'un tunnel sous la Manche prenait corps.
     
    – Le Musée universel , revue illustrée hebdomadaire fort sérieuse, a révélé qu'un puits d'essai a été foré sur la côte française à Sangatte. L'ouvrage atteint déjà la profondeur de cent vingt-neuf mètres et l'on a commencé à creuser, dans le terrain calcaire du détroit, une galerie d'épreuve d'au moins un kilomètre. Une opération analogue est en voie d'exécution sur la côte anglaise, cita l'ingénieur 2 .
     
    – Folie ! Folie ! Depuis la nuit des temps, la Manche est, pour notre île, comme la douve protectrice d'un château fort. Et nous irions creuser un souterrain pour faciliter la tâche des envahisseurs ! s'écria lord Simon.
     
    – La Manche n'arrêta ni les Romains, ni les Danois, ni Guillaume le Conquérant, observa Charles.
     
    – Vieille histoire ! Ce tunnel ne sera jamais percé. Les lords et le peuple s'y opposeront, répliqua Cornfield.
     
    – Jusqu'à présent, le gouvernement britannique n'a pas l'air de s'y opposer, au contraire, puisqu'une Société franco-anglaise du chemin de fer sous-marin entre la France et l'Angleterre, au capital de deux millions de francs, vient d'être créée. Les plans sont prêts. On sait que le tunnel, percé à cent mètres de profondeur, sous un massif calcaire de quarante-six mètres d'épaisseur, pour résister à la pression de la mer, aura quarante kilomètres et demi de long. On prévoit une dépense de deux cent cinquante millions de francs. Les nouvelles machines, les tunneliers Braunton, faciliteront les travaux, précisa Albert Fouquet qui, à la demande de M. de Lesseps, s'était intéressé au projet.
     
    – Ce n'est pas demain que nous verrons les trains rouler sous la Manche. J'espère que le Tout-Puissant noiera ces présomptueux ! conclut Cornfield, véhément.
     

    La célébration de Christmas se limita, comme il se devait, à un déjeuner familial après qu'Ottilia, aidée du maître d'hôtel et des servantes, eut suspendu partout, dans les salons et la salle à manger, des branches de houx et de gui.
     
    Après le thé, lord Simon conduisit les siens au Surrey Theatre, pour voir une pantomime de Noël, spectacle traditionnel qu'un Londonien ne devait pas manquer. Puisqu'ils allaient se mêler au peuple des quartiers pauvres, ils s'y rendirent par l' Underground , le chemin de fer souterrain dont le réseau n'avait cessé de s'étendre depuis son inauguration, le 10 janvier 1863.
     
    On donnait ce soir-là le Prince des perles , grand succès de l'année. Avant l'entrée en scène des acteurs, Charles et son fils furent mis en joie par l'avertissement imprimé sur le programme : « La pantomime du Surrey est la meilleure de Londres, et le public le sait. Nos sorcières sont vieilles, nos fées le sont tout juste assez pour se montrer court-vêtues, avec des yeux, des jambes, des ailes et des sourires à tourner les cervelles de la moitié des jeunes mortels de Londres 3 . »
     
    À la sortie du théâtre, Pacal, après avoir applaudi comme tous les spectateurs aux aventures amoureuses du prince des perles, déclara qu'il appartenait à la moitié des jeunes mortels, de qui les fées danseuses en collant couleur chair n'avaient pas tourné la cervelle !
     

    Lord Simon avait depuis longtemps lancé des invitations pour une New Year Party à Cornfield House.
     
    Au premier jour de l'année 1880 on vit donc, à Belgravia Square, descendre sous la neige, de landaus et calèches capotés, les derniers amis du lord, anciens élèves d'Eton, d'Oxford, du collège de Haileybury ou de l'armée des Indes, retraités du Colonial Office, membres du Parlement. Couples âgés et d'une irréprochable distinction, vieux célibataires au teint cramoisi, veufs fringants accompagnés de jeunes cousines – dont ils auraient eu quelque difficulté à définir la filiation – se répandirent dans les salons après que le maître de maison leur eut présenté son gendre et son petit-fils. Ce dernier, dont tous savaient qu'il serait un jour lord Pacal, avait une tenue en parfaite harmonie avec sa position future. Vêtu d'un spencer bleu de nuit, ouvert sur un gilet croisé de soie azurin, nœud de cravate du même ton et gardénia à la boutonnière, il eût passé pour le plus anglais des gentlemen. Seuls son teint mat, ses cheveux lisses et

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