Un paradis perdu
des gens prêts à résister ?
– Les excités du Sinn Fein veulent l'indépendance complète. Une utopie. Car, je vous le répète, les Anglais ne lâcheront jamais, parce que les protestants irlandais sont leurs alliés et que les catholiques sont brimés. Quelquefois, comme dans le comté de Mayo, des gens s'entendent pour se défendre des abus. Il y a peu, les paysans ont mis au pas l'intendant du comte d'Erne, le capitaine anglais Charles Boycott 6 . Les commerçants ont refusé d'honorer ses commandes et personne, dans le comté, n'a voulu ni traiter ni parler avec lui. Il s'est trouvé complètement isolé et a dû s'en aller. Les Irlandais ont eu raison. Il faut traiter les Anglais comme des lépreux à éviter. Les laisser entre eux, sans leur apporter aucune aide, conclut O'Graney.
Après un silence, le charpentier ajouta :
» Alors, où est mon pays, maintenant ? Mon pays c'est Soledad. Peut-être comme pour vous, Monsieur l'Ingénieur.
– Comme pour moi, en effet, dit Charles.
– Vous et moi, nous sommes comme des oiseaux qui ont quitté leur nid pour se mettre dans le nid des autres.
– Et les autres nous ont bien accueillis, non ?
– Pour ça, oui ! Mais on n'peut pas oublier le premier nid, comme on n'oublie pas la première femme qu'on a eue, pas vrai ?
– C'est vrai, Tom, nous n'oublions ni le pays natal ni le premier baiser, et c'est bien ainsi.
– C'est bien ainsi, Monsieur l'Ingénieur, ça fait ce qu'on appelle des souvenirs, acheva Tom, résigné.
Appelé par le commandant Maitland, O'Graney s'éloigna et Charles rejoignit Ottilia qui, frileuse, emmitouflée dans un châle, lisait au salon. Il s'assit en face d'elle.
– Mon père a fait porter ce journal pour vous, dit-elle en désignant la publication posée sur un guéridon.
Le magazine annonçait la fin de la guerre contre les Zoulous, la nation la plus belliqueuse d'Afrique du Sud et l'annexion par la Grande-Bretagne du Zoulouland, royaume cafre situé entre les colonies britanniques du Transvaal et du Natal, sur la côte est de l'Afrique, au bord de l'océan Indien. Le conflit était né, en janvier 1879, d'une attaque des Zoulous contre la colonie du Natal, quand le roi Cettimayo avait décidé de libérer la région de la domination étrangère. Les combats avaient pris fin le 28 août, après la capture du souverain zoulou et son internement à Cape Town.
Cette guerre coloniale avait commencé le 12 janvier 1879 par l'anéantissement d'un des meilleurs régiments anglais, le Twenty-fourth of the line . L'arrivée de renforts avait permis de renverser une situation critique, mais, le 1 er juin, un petit groupe de reconnaissance, d'une quinzaine de Britanniques, avait été surpris par l'armée zouloue. Tous avaient été massacrés à la sagaie. Parmi les morts se trouvait le prince Eugène Louis Napoléon, fils de Napoléon III. Diplômé de l'Académie royale de Woolwich, le prince, âgé de vingt-trois ans, servait comme officier du génie dans l'état-major du commandant en chef britannique, lord Chelmsford.
– Je comprends pourquoi lord Simon m'a fait porter ce journal. Le seul rejeton légitime de Napoléon III a été tué sous l'uniforme anglais, dit Charles.
– Devons-nous vous présenter des condoléances pour la mort de ce prince exilé en Angleterre ? demanda Ottilia.
– Comment ne pas déplorer la mort d'un garçon de vingt-trois ans, c'est l'âge de Pacal, Otti ? Mais comment aussi ne pas comprendre la violente résistance à la colonisation des peuples d'Afrique ? Les nations dites civilisées ne souhaitent que les asservir pour tirer parti de leurs ressources naturelles. Le Zoulouland produit du coton, du tabac, de la canne à sucre, des ananas et des bananes. De quoi alimenter à bon prix le marché de Covent Garden, non ?
– En échange, les nations comme l'Angleterre ou la France apportent aux peuples d'Afrique la civilisation, l'éducation, l'hygiène, les lois dont ils manquent, dit-elle.
– Ont-ils besoin de ça pour vivre heureux ?
– Je voudrais que le monde entier fût heureux comme moi, conclut-elle en quittant son siège pour venir avec fougue embrasser Charles.
Quand elle reprit son livre, Desteyrac replongea dans le journal mais ses pensées l'éloignèrent de la lecture des nouvelles. Il avait reconnu chez sa femme la conception qu'avait lord Simon de la mission
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