Un paradis perdu
suivre.
– Rendez-vous au port, dit le maître charpentier.
– Laissez-moi ! Je peux marcher, hurla l'homme.
– Faut pas vous fatiguer, dit Tom resserrant son étreinte, ce qui coupa le souffle et la parole au Grec.
C'est dans cette posture que Louros traversa une partie de la ville, descendant East Street jusqu'au port, devant les passants étonnés et le plus souvent hilares.
Tout se déroula comme l'avait souhaité Desteyrac et, à la fin de l'après-midi, les caisses contenant les éléments de la coupole et l'optique du phare de Buena Vista étaient arrimées sur le pont de l' Arawak . Philip Rodney fit servir un gallon de whisky aux débardeurs après que Feti Louros, toujours surveillé par Tom O'Graney, eut payé leur dû.
– Allez, ne faites pas la mauvaise tête. Vous voyez que tout est rentré dans l'ordre, dit Charles au Grec, devenu d'une docilité exemplaire.
– Mon costume est gâché et vous m'avez ridiculisé, dit l'homme en regardant son vêtement fripé, que le généreux soleil bahamien avait déjà séché.
– Tel que nous connaissons Tom, vous vous en tirez à bon compte, mon vieux. Notre second lieutenant, maître charpentier, tue un bœuf d'un coup de poing, commenta Philip Rodney.
– Après le bain, un whisky ne se refuse pas, dit Desteyrac.
Et il fit signe à un marin de servir un verre à l' auctioneer . Le petit homme gringalet, chafouin, joues caves, cheveux rares collés au front, lui faisait soudain pitié. Feti Louros accepta le verre tendu par le matelot, but l'alcool à petites gorgées.
– Vous verrez que les wreckers ne vous laisseront pas finir votre phare en paix. Les gens d'Elbow Cay ont empêché pendant vingt-cinq ans, de 1838 à 1863, la construction du phare de Hope Town. Depuis 1873, les pêcheurs de Crooked Island se sont opposés à la mise en service du phare de Bird Rock, dit-il.
– Aujourd'hui, le phare de Bird Rock fonctionne, et les naufrageurs ont été mis à la raison, conclut Desteyrac.
À petits pas nerveux, l' auctioneer se dirigea vers une voiturette à dais de toile frangé, véhicule préféré des touristes. Il y monta, donna un ordre au cocher et, au trot paresseux d'un cheval étique, disparut sur Bay Street.
Quand, plus tard, Desteyrac et Rodney ayant passé, le premier un costume de lin grège, le second un uniforme blanc, se présentèrent pour dîner au restaurant du Royal Victoria Hotel, le portier remit à Charles un billet d'Albert Fouquet.
« Je ne dînerai pas avec toi et le capitaine car j'ai fait une rencontre amusante. Il se pourrait même, du train où vont les choses, que je ne rentre pas dormir à bord, mais je serai là demain matin à six heures pour l'appareillage. Nassau a des ressources que tu m'avais cachées ! Ton ami. Albert. »
– Nous n'attendrons pas Albert Fouquet pour dîner, dit simplement Desteyrac.
Il devinait son ami déjà engagé dans une aventure galante. Quadragénaire d'une séduisante virilité, Albert Fouquet, insatiable chasseur de jupons, refusait l'amour vénal qui prive l'homme du plaisir de la capture et la femme des délices de la capitulation. Lovelace raffiné, il se complaisait aux conquêtes hasardeuses. « Il a dû charmer quelque touriste désœuvrée », se dit Charles.
Bien que la mésaventure de Feti Louros eût déjà fait le tour de la ville, le personnel du Royal Victoria Hotel feignait d'ignorer l'incident de la matinée. Cependant, maître d'hôtel et serveurs, qui tous connaissaient l'ingénieur Desteyrac, gendre de lord Simon, se montrèrent encore plus empressés et souriants qu'à l'accoutumée. Ne pouvant prendre parti contre un habitué comme Feti Louros, ils marquèrent, par leurs attentions particulières, une discrète approbation de la leçon donnée au Grec.
En dégustant filets d'espadon marinés, poulet au gingembre et pudding à la confiture de goyave, Philip Rodney fit part à Desteyrac de ses craintes.
– Les Grecs sont fiers comme des paons. À mon avis, Louros n'oubliera pas l'humiliation que nous lui avons infligée. Il tentera peut-être, sinon d'empêcher, du moins de retarder l'achèvement de votre phare, Monsieur l'Ingénieur.
– Il ne viendra pas jusqu'à Soledad, Philip, et s'il y venait, nous saurions le mettre à la raison, dit Charles.
Comme il s'y était engagé, Albert Fouquet regagna l' Arawak au petit matin, alors que les
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