Un paradis perdu
marins préparaient l'appareillage.
Charles accueillit son ami avec un sourire indulgent.
– Je vois à ta mine que la fête fut complète. T'es-tu bien amusé ?
– Je te raconterai tout, mais plus tard. Je tombe de sommeil. Je vais dormir, dit Albert, disparaissant dans l'escalier qui conduisait aux cabines.
On ne le revit qu'à l'heure du thé et c'est en abattant une pile de scones avec un appétit barbare qu'il fit le récit de son aventure.
– Figure-toi que j'avais décidé d'acheter un panama et un vêtement de toile adapté au climat, quand je suis tombé en arrêt, sur Bay Street, devant une boutique dont l'enseigne me parut évocatrice : The Shop of Intimate Things. En regardant la vitrine, à vrai dire des plus sage – on y voit des bonnets de tulle, des gants et des châles –, je me suis dit : « Nous sommes en pays protestant, donc puritain, et le type qui a peint cette enseigne n'a pas eu la moindre intention coquine. » J'allais m'éloigner quand, au fond de la vitrine, je vis, au-dessus d'un rideau, le visage de deux femmes plutôt jolies qui me souriaient. J'ai pensé à des têtes de saint Jean-Baptiste posées sur un plateau.
– Tu es morbide ! Des décapitées souriantes !
– Tu sais que je n'ai jamais laissé un sourire féminin sans réponse. C'est alors que les têtes disparurent et qu'une des femmes ouvrit la porte du magasin et m'invita à entrer en disant : « Nous avons des nouveautés plus légères à l'intérieur. »
– Ah ! ça ne m'étonne pas des filles Russell, Albert. Des allumeuses de première, interrompit Charles.
– Tu les connais ?
– Emphie et Madge Russell ? Depuis leur enfance. Elles doivent avoir la trentaine, maintenant. Mais continue ton histoire.
– Je suis donc entré et ces dames, des jumelles pulpeuses, cheveux blonds, bouclés, poitrine haute et ferme, sans corset ni bustier à goussets mensongers, mains fines et soignées, teint rose, bouche faite pour le baiser, avaient le même regard rieur de celles qui n'ont pas froid aux yeux. Bref, je sus tout de suite que j'étais tombé sur une affaire. Tandis qu'elles me proposaient, avec des minauderies polissonnes, des petits pantalons de satin noir ou de taffetas rose, des bas de soie, des chemises de nuit aux transparences coquines, des jarretières très parisiennes – « pour votre épouse ou votre amie » gloussaient-elles en chœur –, je décidai de passer tout de suite à l'assaut.
– Alors ?
– J'ai dit : « Tout cela est charmant mais, quel effet font ces parures sur un corps de femme ? Mes sœurs, des jumelles comme vous, à peu près de votre taille, sont hélas restées à Paris. »
– Mais tu n'as pas de sœur !
– J'en ai quand ça m'arrange ! Si tu m'interromps tout le temps, je me tais.
– Va. Je brûle de connaître la suite.
– Les deux femmes échangèrent un regard, puis l'une dit : « Nous pouvons passer ce que vous désirez offrir à vos sœurs » et l'autre de compléter : « Comme ça, vous pourrez choisir sur… mannequin. » Tu penses si j'ai accepté ! J'ai désigné un pantalon de soie rose, dit Caprice, et une minuscule chemise de jour à brides, nommée Joli rien ! « Pouvez-vous passer cela pour voir ? » demandai-je. Elles descendirent les rideaux de toile devant les vitrines, ôtèrent le bec de canne de la porte et poussèrent le verrou. « Comme ça, nous ne serons pas dérangés », dit l'une. « Les gens d'ici sont assez voyeurs », dit l'autre en m'offrant un siège. Puis elles disparurent toutes deux dans l'arrière-boutique en ondulant comme des sirènes. Elles revinrent bientôt, vêtues des seules pièces que j'avais retenues et qui ne cachaient pas grand-chose de leur anatomie. « Vous pouvez toucher, c'est de la vraie soie de chine » et « de la vraie dentelle de Valenciennes », me dirent-elles, m'offrant prétexte à effleurements, palpations et papouilles qui furent bien accueillies. Tu imagines dans quel état me mirent ces deux belles femmes, en pleine maturité, mais d'une fraîcheur pimpante et aussi délurées que nos grisettes parisiennes.
– Elles sont connues comme telles, observa Charles.
– Je passe les épisodes intermédiaires pour te dire qu'elles m'ont invité à entrer dans leur appartement pour prendre un rafraîchissement. La chambre à coucher jouxtait le salon et alors, mon
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