Un vent d'acier
le crêpe de la mort est étendu sur tout ce qui respire ».
Des surprises plus désagréables encore attendaient l’ancien robin. Sortant des Messageries, sa valise à la main, il fut arrêté par un factionnaire. « Citoyen, lui dit ce soldat, à cette heure il n’est pas permis d’emporter des bagages. Donne-moi ta valise, on te la rendra demain, au corps de garde.
— Mais j’ai là-dedans ma chemise de nuit, mes objets de toilette !
— Je n’y puis rien, c’est la loi. »
Le vainqueur de la Bastille après avoir obtempéré, plutôt mécontent, s’en fut vers le logis d’un vieil ami chez lequel il comptait descendre. Il parvint un peu avant neuf heures à cette maison, dont il agita énergiquement le heurtoir. Il ignorait que les visites domiciliaires se faisaient maintenant dans la nuit, et que seuls des commissaires se fussent permis de mener pareil tapage. La porte s’ouvrit sur des gens épouvantés. En reconnaissant Kerverseau, son ami ne se rassura guère. Sans s’occuper de ce qu’il était devenu ni de ce qui l’amenait, il le pria brièvement de porter ailleurs ses pas.
« Mille regrets, mais tu as quitté Paris depuis trop longtemps : il y a grand danger pour toi à y rentrer, pour moi à te recevoir.
— Quoi ! du danger pour une nuit !
— Oui, pour une nuit. Si une visite se produisait dans ce moment, je serais perdu et les miens aussi, tout jacobin que je suis.
— Fort bien. Alors auras-tu la bonté de m’indiquer dans le voisinage un hôtel où l’on me recevra ?
— Pour toi, je prendrai le risque de te conduire. C’en est un, crois-moi. »
Il l’emmena en hâte chez un fruitier proche, qui louait des chambres. Le bonhomme, mettant la tête à sa fenêtre, refusa de recevoir une pratique si tard. Sur quoi l’ami se retira de l’affaire en disant à Kerverseau de chercher ailleurs et de ne point s’attarder sur le pavé s’il ne voulait être ramassé par quelque patrouille. L’avocat commençait de se sentir passablement inquiet. Retournant à la charge, il tambourina chez le fruitier, persista si bien que celui-ci se résolut enfin à ouvrir, en bonnet de nuit. Il s’excusa : il fallait se coucher, faute de luminaire. Cependant il allumait une lampe pour examiner le passeport du voyageur. Aussitôt, il se récria : « Votre passe n’est pas signé du comité révolutionnaire de cette section !
— Comment le serait-il ? Je débarque à l’instant. Le comité ne siège pas à l’heure qu’il est. Donnez-moi seulement à coucher pour cette nuit, demain dès le point du jour j’irai chercher ce visa.
— Impossible. Absolument impossible. Si l’on faisait une visite ce soir, et l’on en fait presque toutes les nuits dans les hôtels, on m’enverrait en prison pour vous avoir logé. Ainsi, mon cher, hors de chez moi sur-le-champ ! » conclut le fruitier, un solide gaillard, qui poussa Kerverseau dehors en ajoutant que s’il voulait séjourner dans la ville il lui fallait en plus obtenir un certificat de confiance. Il lui ferma la porte à la figure.
Ce fut alors que la contagion de la peur gagna vraiment Kerverseau. Où aller ? que faire ? Tout était noir, sinistre, avec de loin en loin la lueur d’un réverbère allumé pour quatre d’éteints. Il tombait une fine pluie glaciale. Pas un chat dehors. L’infortuné allait au hasard vers la place qu’il appelait encore du Palais-Égalité, espérant trouver là quelque café ouvert. Il lui semblait vivre un cauchemar. Ce n’était pas croyable, une si affreuse métamorphose en dix-huit mois. Soudain il entendit du bruit : un roulement, des cris étouffés, un martèlement de pas. Cela s’approchait. Tapi dans une encoignure, il vit paraître deux files d’hommes à piques, dont certains munis de torches, qui escortaient une voiture aux glaces dépolies par la buée. Les cris sourds venaient de là-dedans. Ils éclatèrent lorsque, le cortège s’étant arrêté non loin, devant le portail d’un ancien monastère, les sectionnaires tirèrent de la voiture une femme hurlante. Un guichet s’ouvrit où l’on enfourna la malheureuse, et l’escorte fit rapidement demi-tour sous la pluie.
Kerverseau attendit un moment dans son recoin. Mouillé jusqu’au cuir, transi, les pieds morfondus, il finit par s’élancer… pour donner en plein dans une patrouille, à l’angle de la rue Vivienne. Cette fois, c’en était fait ! Il ne perdit pourtant pas la tête. Les gardes
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